« And Here I am » : représenter et contourner les contraintes de mobilité des Palestiniens au théâtre
- Chloé Zlotnik
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Par Chloé Zlotnik, masterante à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.
En février 2025, le comédien Ahmad Tobasi et la metteuse en scène Zoe Lafferty présentent leur pièce And Here I am pour la première fois sur les planches d’un Théâtre National, à Strasbourg. La pièce, monologue autobiographique, retrace le parcours de Tobasi, du camp de réfugiés de Jénine au monde entier, et explore la résistance armée et culturelle par le théâtre. Tobasi et Lafferty, respectivement directeur artistique et directrice associée du Freedom Theatre de Jénine, créent cette pièce en 2017, avec comme objectif de pouvoir la représenter devant un public le plus large possible, tant en Cisjordanie qu’à l’international. Les représentations strasbourgeoises signent la fin d’une tournée débutée en janvier qui a emmené la pièce au Chili et en Belgique, avant d’arriver en France. À travers And Here I am, cet article explore la façon dont l’espace scénique se confronte aux expériences palestiniennes de mobilités et d’immobilités. Nous verrons à la fois comment ces expériences sont matérialisées par la scénographie, et comment elles contraignent les conditions matérielles de production de la pièce.

La scénographie ou l'art de raconter l'expérience de la mobilité contrainte
Face au public, une scène de théâtre qu’on croirait en travaux, encombrée de seaux, de sacs poubelles, de planches de bois, de bidons et de jerricans. Soudain surgit Ahmad Tobasi, un sac de voyage à l’épaule, qui s’exclame : « La voilà, ma chance pour tout changer ! »
Débute alors un récit rythmé au cours duquel le comédien retrace sa vie et nous emmène dans les rues du camp de Jénine, terrain de jeu de son enfance. Il nous guide sur les collines, où il entre dans la résistance armée, dans la prison de Ketziot où il est enfermé à dix-sept ans, et surtout au Freedom Theatre, où il découvre l’art dramatique. Son parcours de comédien le mène de Belgique en Norvège, mais sans cesse il revient à Jénine.
Pour matérialiser ces multiples lieux sur la scène, Tobasi propose un jeu très physique : il mime, trace les contours des espaces qui l’entoure. Le son et la lumière accompagnent et illustrent ses gestes, délimitant l’espace et faisant exister des éléments du récit sur la scène. Les objets sont les principaux éléments matériels de la scénographie, signée par Sara Beaton. Ils permettent au comédien qui les manipule d’inventer des mondes. Ils sont utilisés sur le mode de la métaphore, et changent de nature au cours de la pièce.
Au fur et à mesure, le comédien sort des valises et des sacs divers accessoires qui se transforment sans cesse et transforment la scène, adoptant plusieurs fonctions : un bidon devient la chaise d’un salon lorsque le comédien s’assied dessus, une feuille de papier est d’abord pliée pour mimer un avion, avant de se transformer en lettre d’amour.
De nombreux accessoires sont utilisés comme des fragments appelant une image d’un ensemble : un vieux guidon de vélo permet par exemple au comédien de mimer qu’il conduit une mobylette. Dans ce seul en scène, les objets deviennent les partenaires de jeu de Tobasi. Le comédien, inspiré entre autres par le théâtre d’objet et par Peter Brook et son « espace vide », propose un théâtre qui laisse imaginer plus qu’il ne montre. Il revendique la simplicité de la scénographie comme une esthétique à part entière. Par là, il engage l’imagination du spectateur, qui est invité à combler les vides, et qui devient lui même acteur des transformations scéniques.
La scénographie de And Here I Am repose donc sur des éléments immatériels ou transformables qui, métamorphosés par le jeu du comédien, permettent à l’espace scénique d’être protéiforme. En utilisant des accessoires modulables plutôt qu’un décor qui fixerait l’espace, Tobasi et Lafferty réussissent à faire exister l’expérience d’(im)mobilité d’un Palestinien qui traverse une multiplicité de lieux, entre le camp de réfugiés, le check-point, la prison, le pont Allenby.

Le personnage est à la fois soumis à une occupation qui dicte ses déplacements, les impose ou les empêche, tout en les contournant et les dépassant. La scénographie permet non seulement de représenter des expériences de mobilité, mais est également conçue pour permettre à la pièce elle-même d’être mobile, face à des contraintes économiques et des restrictions spatiales.
Des objets « pauvres », stratégies de contournement de contraintes économiques et spatiales
Les éléments matériels qui constituent la scénographie sont donc peu nombreux et peu volumineux. Ce sont des objets issus de la vie quotidienne, faits de matériaux peu coûteux comme le papier, le carton, le bois, le plastique et ses dérivés. Des éléments naturels, ou simili-naturels sont également utilisés comme le sable, l’eau ou la neige de synthèse.
Ces éléments, qui préexistent à la pièce, sont soit disposés tels quels sur la scène, soit légèrement transformés. Ils rejoignent ce que Tadeusz Kantor définit comme un « objet pauvre » dans son théâtre, théorisé dans les Leçons de Milan. Cet objet se distingue de l’élément de décor, créé pour les besoins de la mise en scène. Il préexiste à la pièce, « arraché à la réalité de la vie » et posé dans l’espace scénique. Il est « bon à jeter aux ordures », « appartenant au rang le plus bas ». C’est un objet réel, sans valeur, qui échappe à toute norme de beauté ou de préciosité.
Comme le souligne Jean-Luc Mattéoli dans son article de 2007 L’objet pauvre dans le théâtre contemporain, les pratiques artistiques fondées sur la récupération d’objets naissent dans des contextes de conflit, de guerre et de catastrophe :
« Quand des systèmes de valeurs s'effondrent devant la brutalité ou la résistance du réel, les objets rebutés semblent alors être introduits plus facilement dans le champ des pratiques artistiques. »
Ainsi, Kantor commence à utiliser l’objet pauvre dans ses mises en scènes en 1944, dans le contexte de l’occupation militaire de Varsovie. Dans le contexte palestinien, et plus particulièrement à Jénine, l’utilisation de cet objet apparaît comme nécessaire pour contourner une militarisation et une fragmentation de l’espace qui s’accompagnent d'une violence physique et économique.
Ce choix permet de répondre aux deux contraintes matérielles qui dirigent la conception de la scénographie. D’une part, la nécessité pour la pièce d’être peu coûteuse, lui permettant d’être facilement produite et programmée sur de nombreuses scènes. D’autre part, la nécessité d’être mobile.
Dans le cadre de tournées, deux types de contrainte se posent, à l’échelle internationale et à l’échelle locale. À l’échelle internationale, le transport de décor est soumis à de nombreuses contraintes. Il est très compliqué de transporter des objets depuis ou vers la Cisjordanie et le camp de Jénine. Du fait des restrictions sur les biens, il est impossible d'envoyer les décors par colis. Il faut donc qu’ils soient transportés par une personne qui voyage depuis Jénine. Or pour se rendre à l’étranger, l’équipe de la pièce doit entrer et sortir du territoire par le pont Allenby, passage long et éprouvant qui nécessite de passer les contrôles successifs de l’Autorité Palestinienne, d’Israël, et de l’État jordanien. Il n’est donc pas possible de transporter trop d’objets, ou des choses lourdes et volumineuses.
De plus, les Palestiniens sont très régulièrement soumis à des contrôles de sécurité rapprochés aux frontières internationales. Tout élément qu’ils transportent peut devenir suspect. Zoe Lafferty explique par exemple que, parmi les accessoires, ils ne peuvent plus emporter un guidon de vélo avec eux car il est régulièrement soupçonné de faire partie d’une arme à feu. Ainsi, les objets choisis pour la scénographie sont des éléments qu’il est possible de trouver partout, et même qui sont déjà disponibles dans une grande partie des théâtres. Ahmad Tobasi emporte ce qui peut entrer dans une valise avec ses affaires personnelles pour le voyage depuis Jénine, et récupère le reste sur les différents lieux de représentation.
Pour les tournées à l’intérieur de la Cisjordanie, s’il est plus facile de transporter des objets, un autre problème se pose : celui de l’espace de représentation. En dehors des villes principales, il y a peu ou pas de théâtres. La simplicité de la scénographie permet donc de s’adapter à un grand nombre d’espaces. La pièce se joue dans des centres communautaires ou des universités, des lieux qui sont bien loin d’être équipés pour la représentation.
Dans ces cas-là, l’équipe transporte tout avec elle, des lumières aux câbles. Ils emportent même de quoi recréer la cage de scène. Ahmad Tobasi met un point d’honneur à reconstruire comme il peut un espace théâtral, peu importe où il joue, pour que son public vive l’expérience d’une pièce de théâtre aussi immersive que possible. Il explique :
« Pour moi, il a toujours été important de créer l'atmosphère d'un théâtre. […] Quand j'ai vu des pièces, enfant, c'était magique pour moi. Je veux donner le même sentiment à d'autres jeunes. »
Les décors, pris dans un contexte de violence et de militarisation, sont également régulièrement menacés de destruction par l’armée israélienne. Tous les accessoires et costumes de And Here I am sont stockés chez Tobasi. Or celui-ci fait régulièrement l’objet d’arrestations et de détentions abusives par l’armée israélienne. Dans ces cas-là, l’armée entre chez lui et détruit ou confisque des éléments du décor. Plus généralement, le Freedom Theatre fait l’objet de raids réguliers, durant lesquels l’armée israélienne détruit le matériel technique, ce qui contraint les possibilités de création pour un théâtre qui rayonne localement et internationalement.
Les choix scénographiques de And Here I am sont donc autant de stratégies de contournement face aux restrictions de mobilités. Alors que Lafferty et Tobasi présentent And Here I am partout dans le monde, l’armée israélienne lance l’opération « Mur de Fer » dans l’ensemble de la Cisjordanie, assiégeant et vidant le camp de Jénine de ses habitants. Ahmad Tobasi ne sait pas s’il pourra rentrer chez lui après la tournée. Il ne sait pas non plus ce qui adviendra du Freedom Theatre.