Par Sylvain Cypel, journaliste.
Depuis le 7 octobre, la voix critique d’une part croissante des Juifs américains envers l’État d’Israël devient de plus en plus visible. Or, cette rupture entre la communauté juive, la deuxième la plus importante dans le monde, et l’État hébreu n'est pas récente. Entre ceux qui adoptent une position anti-sioniste et ceux qui se désolidarisent de l’État d’Israël en raison de sa culture perçue comme ethniciste et souvent raciste, cette division ne fait que s'approfondir. Elle constitue un enjeu d’analyse crucial concernant la politique américaine à l'égard d’Israël.
Photo : Instagram/@jewsforceasefirenow
Peter Beinart est un cas d’école. Né aux États-Unis de parents venus d’Afrique du sud, descendant de grands parents à la fois ashkénazes (Juifs d’Europe de l’Est) et séfarades (Juifs orientaux), son parcours politique et culturel symbolise l’évolution d’une part croissante des Juifs américains dans leur rapport à Israël, oscillant entre deux pôles.
D’un côté, un rejet de plus en plus radical de ce qu’est aujourd’hui Israël et sa politique à l’égard des Palestiniens. Ce rejet regroupe une petite minorité très active au sein de la jeunesse juive et en forte croissance dans les universités. De l’autre, un mouvement de distanciation vis-à-vis d’Israël, moins politique que le précédent, mais qui touche un nombre beaucoup plus important de Juifs américains. Ceux-là ne s’identifient plus avec le type de société et de culture à laquelle adhèrent une grande majorité des Israéliens contemporains, une culture très « identitaire », ethniciste, souvent raciste et xénophobe s’appuyant sur une vision religieuse très autocentrée.
Ce second mouvement est beaucoup moins spectaculaire que l’antisionisme, mais il est plus volumineux. Les premiers rejettent le sionisme, qu’ils perçoivent comme l’incarnation d’un colonialisme illégitime. À leurs yeux, Israël est un « État d’apartheid ». Les seconds estiment de plus en plus n’avoir rien de commun avec un pays qui non seulement n’est pas le leur, mais qui leur apparaît rétrograde et emmuré. La population juive israélienne n’est-elle pas favorable à Trump à 75 % quand un taux identique de Juifs américains, depuis des décennies, votent démocrate et se veulent, à des degrés divers, « progressistes » ?
Une séparation progressive mais claire avec le sionisme
Professeur à l’université newyorkaise CUNY, Beinart est aussi le directeur de la revue Jewish Currents. Il tient des deux tendances à la fois. Longtemps fervent sioniste (de gauche), il commence à émettre des doutes il y a une quinzaine d’années sur le bien-fondé de la politique israélienne à l’égard des Palestiniens. En mars 2012, il publie un article qui secoue la communauté juive. Il s’intitule « Repenser le sionisme ». Il n’y a pas encore de rupture, mais le doute s’est instillé, avec la crainte qu’Israël sombre dans un racisme colonial irrémédiable. Il appelle dans le New York Times au « boycott des colonies israéliennes » dans les Territoires palestiniens occupés « pour sauver Israël ». Huit ans plus tard, il termine en fanfare son évolution, proclamant désormais « ne plus croire en un État juif » et théorisant la perspective d’un État commun aux Palestiniens et aux Juifs israéliens, comme on dit désormais, « entre la mer (Méditerranée) et le Jourdain ».
Beinart n’a pas été l’instigateur de la montée en puissance, après les assauts du Hamas, le 7 octobre 2024, de la mouvance qui, sur les campus américains, dénonce aujourd’hui virulemment le sionisme et le caractère colonial de l’État d’Israël, mouvance à laquelle se sont joint de nombreux étudiants juifs. Mais il a beaucoup influencé ceux qui, dans les milieux intellectuels, se sont engagés dans une rupture idéologique avec le sionisme. Et parallèlement, cet homme féru de culture et de tradition religieuse juive a également influencé l’autre tendance, celle de ces Juifs qui adhèrent au « renouveau diasporique » (diaspora revival) et qui prônent une distanciation identitaire culturelle des Juifs américains avec l’État d’Israël.
Une jeunesse étudiante résolument antisioniste
La montée en puissance de l’antisionisme, en particulier dans les universités les plus prestigieuses (Harvard, Princeton, Columbia, Berkeley, etc.), a explosé à la mi-avril 2024. Il a donc fallu plus de six mois de déchaînement guerrier israélien à Gaza pour qu’elle se manifeste. Six mois durant lesquels l’armée israélienne a montré quelles étaient ses réelles ambitions : dans un premier temps, la tentative de mise en œuvre d’une nouvelle Nakba, c’est-à-dire une expulsion de la population palestinienne de Gaza – ce qu’elle n’est pas parvenue à réaliser jusqu’à son terme – mais aussi un carnage gigantesque dans sa population accompagné de la destruction totale des conditions de vie dans cette bande de territoire sous prétexte d’« éradication du Hamas » (une ambition qu’Israël a aussi échoué à assouvir).
Dans les premières semaines après le 7 octobre, un nombre important de Juifs américains qui avaient commencé à se distancier d’Israël, choqués par le massacre perpétré par le Hamas, de loin le plus important jamais commis par des Palestiniens contre des civils, tournèrent casaque. L’esprit de corps et la peur d’un retour de l’antisémitisme – tous deux instantanément brandis par Netanyahou et la hasbara (la propagande officielle israélienne) – occultaient toute réflexion sur le pourquoi du 7 octobre. L’attaque barbare du Hamas réduisait le conflit israélo-palestinien à la seule barbarie intrinsèque de l’adversaire. Les Palestiniens, disait le ministre de la défense, Yoav Galant, sont des « animaux humains ». Dès lors, Jill Jacobs, la présidente de l’association rabbinique Truah, réunissant quelque 1 200 rabbins progressistes aux États-Unis, jusque-là souvent très critiques de l’État d’Israël tant sur la démocratie interne que sur le sort fait aux Palestiniens, éprouva son « besoin d’affirmer (sa) connexion au reste du monde Juif ». Dans l’adversité, les Juifs, où qu’ils soient, devaient serrer les rangs face au malheur israélien.
Cette attitude perdure, mais elle s’est aussi progressivement effritée parmi les Juifs américains au vu des massacres massifs commis par l’armée israélienne à Gaza contre des civils, les nombreux assassinats délibérés de journalistes et de médecins, et les destructions systématiques d’hôpitaux, d’universités, de mosquées et d’infrastructures de tout ordre. Peu à peu, la frange du judaïsme américain qui questionne le plus son rapport à Israël, qu’elle soit juste critique de l’État juif ou lui soit radicalement hostile, a repris du poil de la bête, jusqu’à ce que les campus manifestent leur colère. Cette mobilisation, à laquelle des étudiants juifs participent parfois massivement, a vu sa principale revendication – que leurs universités cessent leurs liens financiers avec des entreprises liées aux fabricants d’armes utilisées par Israël à Gaza – connaître une notoriété inédite.
Criminalisation et diabolisation de la solidarité avec les Palestiniens
Depuis, une part majoritaire des dirigeants de la communauté juive et de l’Aipac, le lobby pro-israélien officiel au Congrès américain, avec les soutiens affichés des élus républicains et des démocrates les plus favorables à Israël, ont mené une campagne de diffamation incessante contre le mouvement dénonçant les crimes israéliens. Ils ont obtenu quelques succès : des dirigeants universitaires ont été amenés à quitter leurs fonctions pour avoir laissé les manifestations antisionistes se propager sur leurs campus. D’autres ont reculé devant les pressions qu’ils ont subies, en particulier celles de magnats qui menaçaient de retirer leurs subventions aux universités.
Mais dans l’ensemble, le mouvement estudiantin a relativement bien résisté, et les menaces de l’Aipac et ses affidés se sont avérées incapables de mettre fin à la dénonciation de la guerre menée à Gaza. L’idée que l’antisionisme est l’expression moderne de l’antisémitisme s’est évidemment retrouvée au cœur de leur offensive. Cette accusation n’est pas nouvelle. Mais plus elle est brandie et moins elle parvient à convaincre. Qui peut croire que l’opposition à la guerre menée par Israël contre la population de Gaza soit un acte antisémite ? Ceux qui commettent ces crimes au nom du judaïsme ne sont-ils pas les pires vecteurs de la montée de l’antisémitisme là où il se manifeste ?
La rupture sous Trump
L’échec à faire taire les manifestants sur les campus étasuniens est, en réalité, le fruit d’un long processus de maturation qui a vu s’enhardir progressivement la critique d’Israël et l’assimilation du sionisme à un mouvement colonial. Ce processus a commencé aux États-Unis dans les premières années 2000, incarné par l’article fondateur de l’historien Tony Judt titré « Israël, l’alternative ». Mais c’est l’accession de Donald Trump au pouvoir qui lui a donné un coup de fouet spectaculaire. Porté par le camp évangéliste et une partie importante des nationalistes américains, le Donald a très vite affiché une alliance fusionnelle avec Benyamin Netanyahou, qui la lui a bien rendue, mais en suscitant un gigantesque rejet de la communauté juive américaine.
Rejet des « socialistes-démocrates », la fraction la plus radicale du spectre progressiste étasunien, qui regroupe une part croissante de la jeunesse juive. Et rejet aussi de nombre de Juifs moins politisés, mais qui depuis des décennies s’inscrivent dans la « diversité », l’ouverture aux « minorités », qu’elles soient noire, hispanique, asiatique, juive ou musulmane. Pour ceux-là, voir un premier ministre et les colons israéliens fêter un nouveau président américain acoquiné aux suprémacistes blancs ne pouvait susciter que de la répulsion. D’ailleurs, après qu’un suprémaciste blanc eut assassiné 11 personnes dans une synagogue à Pittsburgh, le 27 octobre 2018, la communauté juive de la ville exigea que Donald Trump n’assiste pas aux cérémonies !
Cette aversion des Juifs américains envers Trump et les suprémacistes blancs n’est pas un phénomène conjoncturel. Elle s’inscrit au contraire dans une histoire qui remonte à la seconde moitié du 19e siècle et a vu les premières vagues d’émigrés juifs allemands poser le pied sur la terre américaine. Ceux-ci étaient porteurs de deux rites, intitulés pour l’un « judaïsme réformé » et pour l’autre « judaïsme conservateur ». Les deux prônaient à des degrés divers une modernisation de la lecture et du rituel religieux juif, et une plus grande ouverture au reste du monde que celle pratiquée par les rabbins traditionnels d’Europe de l’Est, dits « orthodoxes », refermés sur leurs ghettos.
Le judaïsme réformé est, avec le temps, devenu majoritaire parmi les Juifs américains (la synagogue de Pittsburgh, par exemple, était « réformée »). Il se caractérise par un rite qui fait du « Tikoun Olam », la « réparation du monde », c’est-à-dire l’amélioration de l’humanité entière, le cœur et le moteur de la pratique juive. Adoptée en 1885, la « plate-forme » du judaïsme réformé fait de la promotion de la « justice sociale » un des de ses enjeux majeurs. Aux yeux du rabbinat israélien, ces Juifs-là sont des apostats, sinon même des hérétiques.
Or, devenu majoritaire aux États-Unis, ce judaïsme, qui autorise aujourd’hui les femmes à devenir rabbin et a instauré un dialogue avec les musulmans, est en opposition souvent radicale avec les deux principales tendances religieuses ultra-majoritaires en Israël : celle des « harédim » (craignant-Dieu), dite « orthodoxes », et celle des « sionistes religieux ». Les deux, historiquement divisées, ont fini par s’entendre sur un enjeu majeur : la sanctification de la « Terre d’Israël », qui selon eux ne peut appartenir qu’aux Juifs, et de sa colonisation. Dans leur immense majorité, les Palestiniens, à leurs yeux, sont au mieux des hôtes sur la terre juive, qui ne peuvent disposer de tous les droits dont bénéficient les Juifs. Au pire, ils sont destinés à quitter en totalité la Terre sainte juive, de gré ou de force, et le plus tôt sera le mieux.
Cette vision est vivement contestée par les deux grandes obédiences religieuses non orthodoxes aux États-Unis et parmi la grande majorité des Juifs non pratiquants. Mais deux autres catégories de Juifs américains constituent aujourd’hui le principal soutien inconditionnel à la politique coloniale des gouvernants israéliens. Le premier est le secteur « haredi », qui représente près de 10 % des Juifs américains (environ 6,5 millions d’êtres). Le second, difficile à estimer numériquement, regrouperait 10 % à 15 % des Juifs inconditionnels de la politique suivie par l’État d’Israël. Parmi eux, on trouve des fractions d’extrême-droite qui entretiennent les meilleures relations avec les mouvements suprémacistes blancs, évangélistes et bien entendu les trumpistes.
Le sionisme pris en tenaille
Reste qu’idéologiquement, la tendance antisioniste et celle qui entend revaloriser le judaïsme diasporique et s’émanciper de la tutelle israélienne sont clairement en forte progression dans la société juive américaine. Or l’une comme l’autre menacent le sionisme. Les premiers contestent sa légitimité. Les seconds, de facto, récusent l’ambition du sionisme à représenter, seul, le peuple juif partout dans le monde. Jérusalem, dans une loi votée par la Knesset, n’est-elle pas désignée « capitale du peuple juif », et pas seulement de l’État d’Israël ?
En juillet 2021, un sondage du Jewish Electorate Institute, un organisme démocrate, constatait que 25 % des Juifs américains jugeaient qu’Israël était devenu un « État d’apartheid ». Le taux, chez les moins de 35 ans, atteignait les 35 %. Malgré l’émotion qu’a pu engendrer l’attaque du 7 octobre, il est peu probable que ces chiffres aient été beaucoup modifiés depuis, vu la réaction sidérante menée par Israël, dont tous les sondages montrent que son image se dégrade de plus en plus aux États-Unis. L’adhésion de nombreux étudiants juifs aux manifestations sur les campus n’a été que l’expression d’un mal-être beaucoup plus large à l’égard de l’État d’Israël.
Miser sur les évangélistes et pro-Trump
Entre Juifs américains et israéliens, le fossé semble se creuser. Certes, l’Aipac obtient toujours des succès. Le dernier en date a été d’investir lourdement sur le plan financier pour faire barrage, dans l’État de New York, à un élu démocrate noir, Jamaal Bowman, supporter du droit des Palestiniens, lors de la primaire pour les élections à la Chambre du 5 novembre prochain. Mais globalement, l’image de l’État d’Israël continue de se dégrader malgré tous les efforts d’Aipac de faire élire exclusivement des élus républicains et démocrates inconditionnels d’Israël. Et cela contribue à dégrader plus encore l’image d’Israël aux yeux d’une grande majorité des Juifs américains.
En mai 2021, Ron Dermer, ex-ambassadeur à Washington, considéré comme un des plus proches conseillers de Netanyahou, expliquait lors d’une conférence publique qu’il fallait tourner le dos aux Juifs américains pour asseoir le soutien à Israël aux États-Unis sur les forces évangélistes et trumpistes. Il suggérait qu’il ne fallait pas le faire pour le fait que les Juifs américains sont huit fois moins nombreux que les évangéliques. Non, il fallait le faire surtout parce que les Juifs sont en grande majorité d’indécrottables démocrates, « immensément surreprésentés parmi ceux qui nous critiquent », alors que les évangéliques et leurs alliés sont idéologiquement proches des Israéliens, et que les uns et les autres partagent une vue commune des choses.
C’est cette ligne politique que Netanyahou et les dirigeants des colons fascistes, les Ben Gvir et Smotrich, suivent aussi aujourd’hui. Il est cependant peu probable que leur attitude contribue à combler le fossé qui se creuse entre eux et les Juifs américains. Mais Peter Beinart est loin de crier victoire. Au contraire : l’un de ses récents articles s’intitule : « Les protestataires sur les campus sont en train de gagner, mais cela signifie qu’une plus grande répression est à venir ». En attendant, sa revue, Jewish Currents, est passée de 34 000 abonnés avant le 7 octobre 2003 à 300 000 aujourd’hui.