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Ron Naiweld

Des paroles résistantes

Par Ron Naiweld, historien du judaïsme au CNRS.


L’objectif de cette série d’articles était de présenter la thèse suivante : la série des livres bibliques de la Genèse aux Rois a été conçue pour critiquer un ordre politique discriminatoire et mortifier, et pour déconstruire les discours idéologiques qui le justifiaient. Dans cette dernière partie, nous allons essayer de rejoindre ce qui était probablement le premier public de ces livres – des hommes et des femmes qui se réunissaient à la Jérusalem de l’époque perse, vers le tournant du 4e siècle avant notre ère, pour les composer, rédiger, lire, réciter, écouter et discuter.


Des paroles résistantes


L’objectif de cette série d’articles était de présenter la thèse suivante : la série des livres bibliques de la Genèse aux Rois a été conçue pour critiquer un ordre politique discriminatoire et mortifier, et pour déconstruire les discours idéologiques qui le justifiaient. Dans cette dernière partie, nous allons essayer de rejoindre ce qui était probablement le premier public de ces livres – des hommes et des femmes qui se réunissaient à la Jérusalem de l’époque perse, vers le tournant du 4e siècle avant notre ère, pour les composer, rédiger, lire, réciter, écouter et discuter.


Pour mieux comprendre le contexte d’émergence de ces livres, revenons à la Grande Assemblée, discutée dans la partie précédente. Il s’agit d’un événement décrit dans les chapitres 8-10 du livre de Néhémie, qui aurait eu lieu à Jérusalem vers 430 avant l’ère chrétienne. 


Nous avons constaté que cette période se caractérisait par une stabilité relative en ce qui concerne l’habitation de la province et de la ville.  Les taxes étaient prélevées, mais les conditions de vie de la majorité n'ont pas connu d'amélioration. Selon le chapitre 5 du livre de Néhémie, elles se sont même détériorées pour certains après l’arrivée des personnes issues de « l’exil babylonien », venues avec de l'or, de l'argent et bénéficiant de liens avec les autres villes et fonctionnaires de l'empire.


Selon le chapitre 8 du même livre, des négociations ont eu lieu entre les habitants de la province et la nouvelle élite de Jérusalem, représentée par le grand prêtre et le gouverneur. Ces négociations avaient comme support symbolique un récit décrivant la relation entre le dieu Yhwh et le peuple d’Israël. Elles étaient menées par les Lévites – un groupe intermédiaire entre les prêtres et le gouverneur d’une part, et le peuple de l’autre.


Les Lévites avaient intérêt à préserver le récit en raison de leur position. Du point de vue de la classe urbaine, leur rôle consistait à s’assurer que la majorité rurale continue à alimenter Jérusalem et l’empire. Ils transmettaient ainsi au peuple le discours idéologique et participaient à son élaboration.


Cependant, au-delà de la fonction idéologique de leur discours, celui-ci servait également de plateforme pour critiquer l’ordre impérial et ceux de la province qui collaboraient avec lui. En effet, le peuple devait consacrer une partie de sa production agricole à l’empire, et cela depuis l’époque assyrienne, soit trois ou quatre siècles avant la date présumée du discours des Lévites. Ces derniers rappelaient ce fait à la fin de leur propos, en évoquant les rois « qui gouvernent nos cadavres et nos bêtes ».


Cette parole était audacieuse, car selon le rapport de Néhémie, le nouveau gouverneur était arrivé à Jérusalem accompagné de soldats envoyés par le roi perse. Mais la conjoncture politique et sociale permettait l’expression et l’élaboration d’un discours subversif – non seulement à l’encontre des rois étrangers, mais aussi de « nos rois, nos princes, nos prêtres et nos pères », qui ont collaboré avec eux et ainsi renforcé l’asservissement du peuple.


Au fond, le discours des Lévites montrait que le récit idéologique était maniable ; qu’on pouvait s’en emparer, le parodier et dévoiler la vérité qu’il tentait de dissimuler. Dans les années qui ont suivi le discours des Lévites, les usages critiques du mythe ont été retravaillés, dans un processus à la fois politique et littéraire. Ce discours poursuivait la voie des prophètes des époques assyrienne et babylonienne. Cependant, comme le récit idéologique de l’époque perse était plus structuré, et la réalité qu’il tentait de masquer était plus apparente, le discours de résistance s’en trouvait aussi plus savant et sophistiqué.


Nous verrons par la suite certaines expressions de ce discours dans le livre de la Genèse. Mais avant de le faire, restons encore un moment à la Grande Assemblée, afin de comprendre les conditions dans lesquelles la conversation a évolué.

 

La loi de la séparation


À la fin de l’assemblée, un certain accord a été conclu avec « les chefs (lit. têtes) du peuple ». Celui-ci portait, entre autres, sur le travail et la redistribution des richesses : les propriétaires terriens se sont engagés à laisser leurs champs en jachère durant les années sabbatiques. Ils ont promis également de subvenir aux besoins du temple et de son personnel, en déclarant que dorénavant, ils apporteraient « les prémices de notre sol et les prémices de tous les fruits des arbres, année par année, dans la maison de Yhwh. Et ainsi les premiers-nés de nos fils et de nos animaux… ».


La contrepartie de cet engagement n’est pas explicitement précisée dans le rapport de Néhémie, mais comme celui-ci est rédigé dans un registre rationnel, on peut supposer qu’il y en avait une. Autrement dit, les chefs du peuple devaient en tirer un bénéfice. Il s’agissait vraisemblablement de l’obtention de certains statuts et droits, comme celui de propriété des terres et des esclaves.


Pour tirer profit de cet accord et sortir, au moins partiellement, de la subalternité, une condition fut imposée : les habitants de la province, que le texte de Néhémie nomme « yehoudim » (juifs), devaient se distinguer des autres peuples de la région. La séparation servait les intérêts de l’administration impériale. En ce qui concerne Jérusalem, ville réputée pour sa rébellion, il était crucial pour l’empire de s’assurer que la population de sa province se limite à elle.


En fait, selon leurs livres éponymes, Ezra et Néhémie, tous les deux envoyés par le roi perse, militaient pour que la population de Yehud ne se mêle pas à celles des provinces voisines. Ils disaient aux gens que la semence « du sacré » ou « d’Israël » devait rester séparée de celle « des peuples de la terre ». Ces derniers étaient décrits comme ayant un culte perverti des pratiques abominables, et ainsi d’autres légendes mobilisées pour inculquer au peuple la loi de la séparation.


Plusieurs règlements issus de la Grande Assemblée visaient à garantir la séparation – le mariage avec les peuples voisins fut interdit, et le commerce, restreint. Pourtant, les interactions persistaient. Néhémie, à la fin de son rapport, se plaint que des yehoudim avaient épousé des femmes des provinces voisines, qui sont venues s’installer à Yehud. Le gouverneur déplore que « la moitié de leur fils parlaient la [langue] ashdodite et ne savait pas [la langue] juive. » Il raconte ensuite comment il a géré la situation : « Je leur fis des reproches et je les maudis ; j’en frappai quelques-uns, je leur arrachai les cheveux, et je leur fis prêter serment par Dieux, en disant : Vous ne donnerez pas vos filles à leurs fils et vous ne prendrez leurs filles ni pour vos fils ni pour vous. ».


C’est sur cet arrière-fond qu’on peut lire les récits qui ouvrent le livre de la Genèse, et réfléchir sur les résonances qu’ils ont pu avoir dans la petite ville.


On part du présupposé que la composition du livre et ses premières lectures ont suscité des discussions. Il commence par un récit de deux créations : celle d’Elohim, ordonnée et réfléchie, et celle de Yhwh qui ne l’est pas. Le public pouvait juxtaposer ici deux visions du projet éco-politique dans lequel la province était engagé, ou réfléchir sur la distance entre l’ordre espéré et l’ordre existant.  Il semble que ce commencement visait, entre autres, à rappeler aux gens que le monde dans lequel ils vivaient n’était pas le monde irénique d’Elohim, mais celui de Yhwh, hiérarchique et mortel.

 

Athènes et Jérusalem


Il est important de rappeler ici une autre conversation, qui se déroulait à la même époque de l’autre côté de la Méditerranée, autour de l’activité discursive de Socrate et des premiers philosophes.  Jérusalem et Athènes de l’époque se différenciaient du point de vue économique, politique, cultuels, sociales et d’autres. La différence la plus importante pour notre propos ici concernait le domaine que le philosophe Elad Lapidot appelle logopolitique : la capacité de la parole à servir d’interface avec la réalité politique.


À Athènes comme à Jérusalem, les êtres humains étaient divisés en catégories – citoyens, étrangers, hommes, femmes, maîtres, esclaves – qui leur conféraient ou non certains droits, notamment celui de participer à la conversation politique. Cependant, Jérusalem était bien plus petite qu’Athènes, et du point de vue économique et géopolitique n’avait pas la même importance que la cité grecque. Elle abritait environ un millier de gens et était à moitié en ruines depuis sa destruction par l’armée babylonienne.


Dans de telles conditions, on peut supposer que la mixité sociale était importante et que l’information circulait plus librement, aussi avec les habitants de la province qui approvisionnaient la ville. Notons également que, malgré la loi de la séparation, des membres des peuples voisins étaient présents à Jérusalem, comme en témoignent les mêmes livres qui stipulent cette loi, à savoir Ezra et Néhémie.


Cette époque marquait aussi un changement de l’importance de la province pour les rois perses, à cause de leurs tentatives de conquérir l’Égypte. Des fonctionnaires de l’empire visitaient Jérusalem et sa province, des soldats y campaient et y étaient recrutés. Autrement dit, après plusieurs siècles relativement calmes, la brutalité impériale réintégrait le paysage.

 

Anti-divisions


Des discussions critiques autour de ce qu’on peut appeler aujourd’hui l’ordre impérial étaient courant à Jérusalem avant sa destruction, à en croire les livres des prophètes. Si elles ont évolué pendant et après l’époque perse, c’était beaucoup grâce à l’activité des scribes qui auraient produit les premiers copies de la série Genèse-Rois.


Ces scribes pouvaient être des fonctionnaires au service du temple et du gouverneur, chargés de la communication avec le centre impérial. Ils pouvaient être engagés dans des affaires locaux – rédiger, par exemple, des contrats de vente de terres et d’esclaves. Selon d’autres exemples historiques, on peut supposer que certains scribes avaient été formés dans des écoles de l’empire, où on pratiquait l’écriture des textes politiques et littéraires des civilisations mésopotamiennes.


Autrement dit, ces scribes et leurs entourages avaient une connaissance de l’ordre impérial, du processus civilisationnel qu’il portait et des discours qui le justifiaient. On trouve ce savoir dans toute la série Genèse-Rois. Le début en particulier (Genèse 1-11) codifie des réflexions multiples sur les mécanismes constitutifs de ce qui était, pour ces scribes, l’ordre mondial.


Prenons par exemple le récit de la tour de Babel (Genèse 11, 1-9), connu dans la tradition rabbinique sous le nom de « la génération de la division » (dor ha-plega). Ce récit offrait un cadre pour comprendre et discuter l’origine de la division des humains en groupes hostiles. Il est précédé par la description du monde postdiluvien (Genèse 10). Les narrateurs donnent la généalogie des descendants de Noé, et indiquent qu’ils se sont séparés les uns des autres selon « leurs familles, leurs langues, leurs pays, leurs nations ».


Mais la séparation n’empêcha pas la collaboration. Les peuples qui cohabitaient la terre avaient un langage (çafa – lèvre) commun et quelques principes de base qui étaient respectés par tout le monde. Cela leur a permis de construire la ville et la tour. Le projet a inquiété un pouvoir supérieur, qui a conspiré pour les éloigner les uns des autres et les a divisés en groupes qui ne s’entendaient pas.


Présenter Yhwh comme la figure à l’origine de la division, dans une ville organisée autour de « la maison de Yhwh », était une démarche subversive. Il paraît que la figure littéraire qui porte ce nom dans le livre de la Genèse était un écran sur lequel on pouvait projeter des figures de pouvoir, du passé et du présent. Pour paraphraser Michel Foucault, le livre serait le témoignage d’une activité discursive qui consistait en l’interrogation de la vérité sur ses effets de pouvoir et du pouvoir sur ses discours de vérité.


C’est le cas de beaucoup de récits dans Genèse-Rois. Pour leur premier public, ils ont dû codifier des critiques de l’ordre économico-politique. L’événement du récit – la lecture publique des livres – ouvrait des chemins pour déconstruire les discours idéologiques. Le partage de l’histoire donnait occasion à des nouvelles solidarités.


Ainsi notre dernier exemple, le mythe de Caïn et Abel (Genèse 4) – les deux premiers fils du premier couple, dont l’ainée tue le plus jeune. À en croire des témoignages de l’Antiquité, comme un midrash attribué à Rashbi (Rabbi Shimon bar Yohai, IIe siècle), ce récit servait de plateforme pour des critiques contre le pouvoir impérial, et plus particulièrement contre sa tendance à imposer la division et à provoquer la compétitivité, ce qui mène à la violence et à la dissolution de la solidarité – « Suis-je le gardien de mon frère ? ».


On peut supposer que ce récit a été composé et raconté pour permettre aux adversaires de se retrouver par la parole. Il ouvrait des pistes de réflexion sur les cycles de vengeance et leurs causes. Il donnait un cadre symbolique pour déconstruire le discours idéologique, et pour discuter l’identité des vrais ennemis, ainsi que des moyens de résister à leur pouvoir. Éventuellement, il ouvrait des chemins de retour (teshouvah) à l’humanité partagée. Puisqu’on l’a mis au début de la série, on peut supposer qu’on s’attendait à ce que le reste soit aussi lu dans cette veine.


Pour lire la Genèse dans cet esprit aujourd’hui, il faut se débarrasser de la Bible sioniste, qu’elle soit du type « séculaire » ou « messianique », de son héritage colonial et de ses complexes de supériorité. On retrouve alors ce qui pourrait être une fonction originale de ce livre : rendre les gens plus conscients de leur place dans le monde et dans l’histoire.


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