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Karine Lamarche et Nitzan Perelman

Défendre la recherche critique sur Israël : mise au point à la suite d'une émission de France Culture

Dernière mise à jour : il y a 4 jours


Par Karine Lamarche, sociologue et chargée de recherche au CNRS et Nitzan Perelman, membre du comité de rédaction.


Au dénigrement de nombreux·ses chercheur·ses dont les démarches sont associées à du militantisme, s’ajoute désormais celui de toute recherche critiquant (trop) ouvertement la politique de l’État d’Israël. À la suite d'une émission diffusée sur France Culture, abordant les évolutions de la recherche sur Israël depuis le 7 octobre 2023, il nous a semblé nécessaire de faire une mise au point.


Capture d'écran de l'émission de France Culture


Le 7 octobre 2024, un an jour pour jour après l’attaque meurtrière du Hamas et d’autres groupes armés palestiniens menée sur le territoire israélien, l’émission « Questions du soir » de France Culture invitait deux spécialistes d’Israël, les sociologues Sylvaine Bulle et Danny Trom, à évoquer les conséquences de cet événement sur leur travail et plus généralement sur le monde de la recherche. La semaine suivante, deux spécialistes de la Palestine, Xavier Guignard et Laëtitia Bucaille, étaient à leur tour invité·es à répondre aux mêmes questions.


En tant que sociologues travaillant depuis de nombreuses années sur la société israélienne – société dont l’une d’entre nous fait par ailleurs partie – l’écoute de la première des deux émissions (consacrée à la recherche sur Israël) a généré chez nous un certain malaise, et ce pour plusieurs raisons sur lesquelles nous proposons de revenir ici.

 

De quel « nous » parlons-nous ?


La première raison de notre malaise tient au « nous » évoqué, tout au long de l'émission, par Sylvaine Bulle et Danny Trom, un « nous » qui renvoie aux chercheurs et chercheuses travaillant sur Israël, supposé·es réagir de manière uniforme aux événements et dont les travaux seraient impactés de la même façon. Sylvaine Bulle affirme par exemple : « On nous a beaucoup reproché, à nous qui travaillons sur Israël, dès le 8 octobre, de ne pas être en empathie avec les chercheurs de la Palestine, d’être au fond tenus co-responsables de la riposte de Netanyahou ». Au-delà de cette affirmation, qui nous semble à la fois généralisante et quelque peu fantaisiste, le « nous » auquel la sociologue fait référence et dont elle s’approprie la définition, censé regrouper les spécialistes de la société et de la politique israéliennes, nous paraît fortement problématique. En effet, il occulte implicitement la diversité des approches sur ce sujet, invisibilisant ainsi la recherche critique sur Israël, celle qui met en lumière le caractère colonial de cet État et de sa politique à l’égard des Palestinien·nes.


Il y a tout juste deux mois, le comité de rédaction de Yaani publiait un article  défendant le droit, pour les chercheur·es travaillant sur la société israélienne, d’adopter un regard critique sur leur objet d’étude. Ce regard implique, entre autres, de dépasser le discours médiatique et académique qui « assimile les chercheur·es à leur terrain et les contraint à se poser en garants moraux des sociétés qu’ils observent ». En écoutant l’émission, on constate que cette réflexion est presque entièrement absente du discours des deux sociologues. Pour eux, les chercheur·es travaillant sur Israël ne peuvent être que pro-israéliens, ou du moins sionistes, tandis que ceux et celles qui étudient la Palestine sont automatiquement perçu·es comme… palestinien·nes.


En effet, et comme l’a fort justement fait remarquer Xavier Guignard dans la seconde émission consacrée à la recherche sur la Palestine, une curieuse confusion a été opérée par Sylvaine Bulle entre « chercheur·es palestinien·nes » et « chercheur·ses travaillant en fait sur la Palestine ». Ces dernier·es sont ainsi assimilé·es à leur objet de recherche. Ils et elles sont par ailleurs dans le même temps accusé·es à demi-mots de ne pas produire de données de recherche fiables (« On manque de discussions avec nos collègues qui travaillent sur la Palestine sur l’état de leurs matériaux qui est un peunon pas dépassé mais très difficile d’accès et ça crée de ce point de vue là une dissymétrie de connaissance »), d’être déconnecté·es du terrain (« ils parlent sur la Palestine et pas depuis la Palestine pour des tas de raisons. Alors que les chercheur·es qui travaillent en Israël parlent souvent depuis Israël ») et d’être trop militant·es (« et ça crée une dissymétrie dans le raisonnement avec des savoirs qui sont peut-être plus militants, avec une montée en généralité très rapide, une généralisation, voire une idéologie qu’il faut toujours faire dégonfler »).


L’accès au terrain palestinien est incontestablement plus compliqué que l’accès au terrain israélien. C’est d’autant plus vrai pour les chercheur·es palestinien·nes qui sont, rappelons-le, soumis à l’ordre colonial en place et sont ainsi contraint·es, pour se rendre dans leur propre pays depuis l’étranger, de transiter par la Jordanie au bon vouloir des autorités israéliennes alors que nous-mêmes, chercheuses française et franco-israélienne, pouvions jusqu’à il y a peu entrer et circuler librement en Israël. Cela n’a néanmoins pas empêché la production de très bonnes recherches sur la Palestine, appuyées sur des données empiriques qui, si elles ont été collectées dans des conditions difficiles, n’en demeurent pas moins sérieuses.


Enfin, en tant que spécialistes de la société israélienne, confrontées à la chape de plomb qui pèse sur les analyses et prises de position rompant avec le discours hégémonique sioniste et aux tentatives d’entraves institutionnelles que certaines d’entre elles (notamment l’appel au boycott) peuvent engendrer non seulement côté israélien mais aussi côté français, l’affirmation selon laquelle parler « depuis Israël » serait un gage de plus grande scientificité ne peut que nous laisser songeuses.

 

Une invisible « invisibilisation »


Autre affirmation qui nous semble à tout le moins contestable : celle selon laquelle les chercheur·ses travaillant sur Israël auraient été invisibilisé·es après le 7 octobre 2023. Il nous semble au contraire que ces dernier·es ont dans l’ensemble pu faire entendre leurs analyses dans les médias, et que certain·es ont même été très présent·es sur les plateaux télé ou dans les studios radio. Cela a été beaucoup moins le cas des chercheur·es palestinien·nes et/ou spécialistes de la Palestine et, plus largement, de celles et ceux analysant la situation au Proche-Orient à travers une grille de lecture coloniale. Plusieurs raisons peuvent expliquer cette « dissymétrie », pour reprendre un terme cher à Sylvaine Bulle. Toutefois, la raison principale tient selon nous au fait que la plupart des grands médias français, comme des spécialistes d’Israël, sont prisonnier·es d’une analyse en termes de « conflit ethno-national ». Cette approche non seulement les empêche d’appréhender la dimension coloniale des mécanismes de domination à l’œuvre et des tentatives de résistance auxquelles ils donnent lieu mais est souvent présentée comme « politiquement neutre », à la différence de celle qui consiste à pointer la dimension coloniale des dynamiques oppressives à l’œuvre. Or cette analyse de la situation n’est pas « plus neutre » ou « moins politique » ; elle est juste alignée avec le sens commun politico-médiatique.


Cela avait déjà été pointé dans le texte du comité de rédaction de Yaani paru fin août : « le paradigme dit du « conflit national », qui voudrait que deux mouvements nationaux symétriques luttent sur le même territoire, continue d’inspirer des analyses aussi consensuelles qu’inappropriées. Les médias grand public font la part belle à cette approche et reproduisent ainsi une normalisation des savoirs sur Israël qui, loin d’être neutre ou apolitique, est le produit même de la doxa sioniste. » La remarque vaut pour le petit milieu des chercheur·es spécialistes de la société israélienne qui, pour la plupart, adoptent et relayent sans le questionner le paradigme du « conflit national » qu’ils et elles érigent en outre en vérité indiscutable.


Sylvaine Bulle ne fait pas autre chose lorsqu’elle déclare, au détour d’une phrase, que le paradigme du colonialisme de peuplement, qui s’est imposé depuis une vingtaine d’années dans la littérature anglophone sur la Palestine en dépit des résistances qu’il continue de susciter, n’a tout simplement « pas lieu d’être ». Ou comment balayer d’un revers de la main ce qui n’est rien moins qu’une controverse scientifique.


Bref, si invisibilisation il y a, c’est bien des Palestinien·nes et des chercheurs et chercheuses palestinien·nes qu’il s’agit. Tandis que les universitaires, militant·es, politiques et même militaires relayant le point de vue israélien sont fréquemment invité·es à s’exprimer dans les grands médias français, la présence des Palestinien·nes dans ces mêmes médias est constamment conditionnée à celle des Israélien·nes, comme si leur parole n’avait de légitimité qu’en réaction à ces dernier·es. Par leurs questions comme par les injonctions réitérées à l’endroit des rares Palestinien·nes présent·es sur les plateaux (injonction à condamner toute forme de résistance armée, à se positionner sur le « droit à l’existence de l’Etat d’Israël », à s’aligner sur la « solution à deux Etats », etc.), les journalistes se font par ailleurs souvent les relais du discours sioniste hégémonique.


Ajoutons le climat de censure et d’autocensure qui pèse actuellement sur le monde académique, les pressions et sanctions visant les universitaires palestinien·nes, ainsi que celles et ceux qui se consacrent à l’étude de la Palestine et on comprendra aisément que certain·es préfèrent s’abstenir de répondre positivement aux invitations des médias, quand ils et elles sont invité·es. C'est cette invisibilisation, déjà existante, qui s'est particulièrement renforcée depuis le 7 octobre 2023, et non une autre.

 

Pour une sociologie engagée et émancipatrice


Passons sur les approximations chronologiques et sur les différentes interprétations assénées comme des vérités indiscutables, pour en venir à un dernier point de désaccord fondamental avec nos collègues. Tous deux avancent que les spécialistes de la Palestine seraient plus militant·es que chercheur·res. Sylvaine Bulle affirme ainsi : « Le militantisme a vraiment recouvert les savoirs ». Plus loin, elle développe : « Nous avons une confusion et un confusionnisme qui est entretenu par le fait que les savoirs sont devenus des savoirs militants, sur la définition du génocide, puisque maintenant elle est dégradée : l’Etat d’Israël est génocidaire. Sur la définition du terrorisme ou la notion de résistance qui pouvait avoir un sens si l’on prend Hamas comme projet d’émancipation dans les années 60 [sic] ».


A la question de savoir si on a assisté, après le 7 octobre, à une confrontation entre chercheur·ses ou entre militant·es et chercheur·ses, Danny Trom répond pour sa part : « Difficile de répondre à cette question dès lors que les chercheurs se font militants et c’est un cas très courant. Là il y a une énorme difficulté [à laquelle] les sciences sociales en France aujourd’hui sont confrontées et ce n’est pas du tout nouveau ; ce n’est pas une difficulté qui apparaît avec le 7 octobre. C’est un problème auquel nous sommes confrontés depuis très longtemps. Il y a une superposition et une indistinction de plus en plus dommageable entre recherche et militantisme. »


La question de l’articulation entre recherche et engagement, postures savante et militante, n’est en effet pas apparue avec le 7 octobre mais habite la sociologie depuis ses débuts. Il n’est pas un·e étudiant·e de cette discipline qui n’ait été formé·e aux préceptes d’Emile Durkheim (« écarter les prénotions » ; « traiter les faits sociaux comme des choses »), ni familiarisé·e à la notion wéberienne de Wertfreiheit (traduite par « neutralité axiologique » par Julien Freund). Souvent entendue à tort comme un appel fait au chercheur à laisser de côté ses idées et ses préférences politiques, elle est avant tout à comprendre comme un plaidoyer pour la réflexivité et pour une posture d’honnêteté intellectuelle distinguant clairement entre l’exposition des faits, les analyses qui peuvent en être proposées et les jugements de valeur que le chercheur est susceptible, comme tout citoyen, de concevoir à leur endroit. Fidèle à cette perspective, Norbert Elias plaidera, en 1983, pour des allers-retours constants entre « engagement et distanciation ». Alors qu’un engagement minimal apparaît indispensable à la compréhension du vécu des agents sociaux et du sens qu’ils et elles attribuent à leurs actes, une phase de distanciation est également nécessaire à tout·e chercheur·se pour questionner ses propres présupposés normatifs, convictions politiques, morales ou philosophiques.


Tout en critiquant la posture des « militant·es », qu’elle distingue clairement des « chercheur·ses », Sylvaine Bulle semble résumer parfaitement, bien que de manière involontaire, le travail des sociologues face à la question palestinienne et à la société israélienne : « Pour les étudiant·es, et notamment les militant·es […], Israël est une métonymie de la domination globale du Nord, […] les Israélien·nes sont les dominant·es et les Palestinien·nes les dominé·es. C’est une métonymie de tous les dominé·es : les femmes, les musulman·es, les personnes homosexuelles, etc. » Fidèles à l’idée, chère à Pierre Bourdieu, que la sociologie est un outil de dévoilement, nous pensons précisément que le rôle du sociologue est de mettre en lumière les rapports de domination et de pouvoir existant dans tout espace social et de révéler les injustices auxquelles ceux-ci donnent lieu.


Cette connaissance, pensons-nous, peut et doit également contribuer au combat pour l’émancipation de celles et ceux qui subissent l’oppression, sous quelque forme que ce soit, coloniale y compris. C’est grâce à notre connaissance de la société israélienne, de sa complexité et des lignes de fractures qui la traversent que nous entendons contribuer à cette tâche, non en dépit d’elle.

 

 

 

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