Par Thomas Vescovi, membre du comité de rédaction.
Alors que l’armée israélienne multiplie les crimes dans les Territoires palestiniens, rares sont les voix en Israël prêtes à appeler à un cessez-le-feu. Au traumatisme évident du 7 octobre 2023, s’ajoutent les contradictions qui traversaient déjà pendant les « années Oslo » le camp de la paix israélien et qui n’ont pas disparu. Une partie de la gauche préférant encore s’exonérer de toute responsabilité dans la situation actuelle.
Une banderole du bloc contre l'occupation pendant une manifestation
contre la réforme du système judiciaire à Jérusalem, février 2023.
Photo : Caterina Bandini
Chaque samedi soir, les colères s’entrecroisent dans les rues de Tel-Aviv, comme en témoigne le programme des mobilisations depuis plus d’un mois : rassemblement contre la guerre en début de soirée, puis manifestation contre le gouvernement et en faveur de nouvelles élections, pour enfin terminer sur la Place des Otages aux côtés des familles des captifs. Ces dernières se mobilisent pour demander la réouverture de négociations afin d’obtenir le retour de leurs proches toujours retenus dans la bande de Gaza, et dont le nombre serait de 136. Elles ont multiplié les actions symboliques, comme la marche du 18 novembre partie de Tel-Aviv pour arriver à Jérusalem, ou plus récemment l’irruption en pleine séance de la Knesset.
Parallèlement à ce mouvement, la contestation contre Netanyahou et son gouvernement a repris, avec des manifestations qui comptent plusieurs dizaines de milliers de personnes. Toutefois, aussi enthousiasmante que puisse être la multiplication d’actions citoyennes barrant la route à un pouvoir fascisant, y voir un camp de la paix en reformation parait bien hasardeux. Le jeudi 18 janvier, la plus grande manifestation pour exiger un cessez-le-feu a rassemblé deux mille personnes, tout au plus. Reste que si le nombre parait dérisoire, la dynamique a le mérite d’exister.
Qui pour appeler au « cessez-le-feu » ?
À l’origine de la marche du 18 janvier, l’organisation féministe et pacifiste Women Wage Peace, ainsi que l’organisation Standing Together. À leurs côtés, une trentaine d’organisations de la société civile réunie sous un même slogan : « Seule la paix peut amener la sécurité ». Initialement prévue le 11 janvier, la manifestation avait été interdite par le ministère de la Sécurité nationale. Quelques jours auparavant, Haaretz mettait en lumière Alon-Lee Green et Rula Daood, les co-directeurs de Standing Together, en les présentant comme les figures d’un potentiel nouveau camp de la paix israélien. Fondé sur un partenariat arabo-juif en Israël, Omdim Beyahad – Naqif Ma’an (noms en hébreu et en arabe) milite en faveur d’une société égalitaire, basée sur la justice sociale, mais aussi la convergence des intérêts israéliens et palestiniens autour d’un accord de paix. Depuis sa création en 2015, l’organisation n’avait pas connu une croissance équivalente à ces trois derniers mois avec une multiplication par deux de ses adhérents – de 2 500 à 5 000, et de ses antennes dans les universités israéliennes.
Après le 7 octobre, Standing Together s’est attelé à multiplier les appels et les actions pour préserver le lien entre Arabes palestiniens et Juifs en Israël. À son initiative, plusieurs soirées ont eu lieu où quelques centaines de citoyens israéliens, arabes palestiniens comme juifs, venaient témoigner de leurs ressentiments : les uns à propos de leurs proches touchés par l’attaque du Hamas, les autres pour évoquer la perte de parents dans les bombardements sur la bande de Gaza. Cependant, Standing Together se confronte aux critiques d’une partie de la gauche radicale, par exemple pour ne pas avoir, pendant plusieurs semaines, appelé au cessez-le-feu.
Itamar Avneri, l’un des cofondateurs de l’organisation, témoigne du souci constant d’être audible pour les Israéliens. S’il exprime depuis le 7 octobre, sans ambiguïté, la nécessité de s’opposer à la guerre à Gaza, il veut prendre en compte le traumatisme de ses concitoyens. En premier lieu, le fait qu’un appel au cessez-le-feu, d’après lui, ne réglerait pas le problème du Hamas et de l’insécurité que l’organisation islamiste fait peser sur les Israéliens vivant près de la bande de Gaza : « Ce n’est pas un crime en soi de vouloir combattre le Hamas, explique-t-il, mais il faut une vision pour y parvenir, or le gouvernement n’a proposé qu’une seule chose : vengeance et meurtre. » Il veut « convaincre les gens » d’adopter un « lexique qu’ils peuvent entendre » et d’œuvrer pour « changer la réalité, pas simplement la condamner ».
Une stratégie complexe tant la campagne militaire, dont l’objectif est prétendument de démanteler le Hamas et ses capacités d’action, reste largement soutenue au sein de la société israélienne. Les civils palestiniens ne constituent, dans les médias israéliens, que des dommages collatéraux dans une « guerre existentielle » et utilisés comme « boucliers humains » par le Hamas. Comment envisager l’émergence d’un camp de la paix lorsque la figure de proue de l’opposition à Netanyahou, Benny Gantz, siège au sein du cabinet de guerre ? Le mouvement de contestation contre le gouvernement ne met pas en cause les pratiques de l’armée, mais bel et bien le maintien au pouvoir d’un Premier ministre décrié et honni.
Par ailleurs, si les appels à relancer la colonisation dans la bande de Gaza ou organiser le déplacement forcé des Palestiniens de Gaza proviennent de ministres d’extrême droite, ces mots d’ordre constituent les aspirations d’une part significative du champ politique israélien. Ainsi, le 13 novembre, le député Ram Ben-Barak, issu du parti d’opposition Yesh Atid (centriste), mené par Yaïr Lapid, co-signait dans le Wall Street Journal une tribune avec le député du Likoud Danny Danon pour appeler les États occidentaux à accueillir la population de Gaza. Une proposition soutenue par près de 83 % des Juifs israéliens, selon un sondage relayé par la chaine de télévision Channel 14. Présenté comme un « laïc » et un opposant aux religieux en Israël, Lapid n’hésite pourtant pas à affirmer, le 5 novembre 2023 sur LCI, qu’il n’y a pas de colonies en Cisjordanie, puisque les Juifs vivraient sur leur « terre biblique ».
Quelques semaines plus tard, Golan se montre plus nuancé dans Haaretz, soutenant l’obtention d’un accord pour libérer les otages et résoudre la crise humanitaire à Gaza, mais sans jamais mentionner de cessez-le-feu ou de paix avec les Palestiniens. Il propose une campagne militaire inspirée de l’opération Rempart lancée en 2002 par Ariel Sharon pour liquider la Seconde intifada - au prix de plusieurs milliers de victimes palestiniennes. Il n’exprime aucune compassion pour les civils tués et affirme qu’Israël a donné la possibilité aux habitants de Gaza de « vivre en paix » après le désengagement de 2005, faisant fi du blocus et des trois campagnes militaires en dix ans menées dans l’enclave. En d’autres termes, les Palestiniens seraient responsables de leur propre sort.
Colonialiste et pacifiste ?
Le postulat d’une responsabilité des victimes dans leur tragédie s’inscrit pleinement dans la mentalité coloniale israélienne, cherchant inlassablement à réfuter toutes les accusations à leur encontre ou culpabilité dans le sort des Palestiniens. Dès son apparition au milieu des années 1970, le camp de la paix comptait schématiquement deux tendances, que le militant Uri Avnery caractérisait par une aile dite « sentimentale » et une autre « politique ». La première, largement majoritaire et issue de la gauche sioniste, s’engageait selon Avnery pour des questions morales et pour préserver l’image qui était donnée d’Israël. Les Palestiniens leur servaient « d’objet de mise en valeur » et non de partenaires égaux. L’aile politique, dans la lignée de la gauche anti-occupation, partait d’une prise en compte des aspirations et des espoirs des Palestiniens pour mener vers une « compréhension mutuelle », seule « base pour la coexistence ».
Une telle dualité semble encore prégnante au sein de la gauche israélienne et des cercles qui pourraient porter le renouveau d’un camp de la paix. L’empathie ne se partage pas, la souffrance est à sens unique : écouter les sentiments, le ressenti des Palestiniens, n’est pas à l’ordre du jour. Le journaliste d’Haaretz Gideon Levy, expliquait ainsi le 30 décembre dans une interview à quel point les Palestiniens ont été déshumanisés en Israël pour normaliser l’occupation et l’apartheid. Une déshumanisation symbolisée par ces innombrables vidéos de soldats israéliens, diffusées sur les réseaux sociaux, pillant des logements, humiliant des civils ou s’extasiant devant l’ampleur des destructions à Gaza, sans que cela n’amène de désapprobation par leur société.
Après l’attaque du Hamas, il a fallu attendre le 28 octobre pour voir apparaitre le premier rassemblement à Tel-Aviv exigeant un cessez-le-feu, ne rassemblant que quelques dizaines de personnes. À l’origine, Hagush Hadirakali (le bloc radical), une coalition de groupes hétéroclites issus de la gauche radicale et non-sioniste, mais dont l’essentiel se retrouve dans le mouvement anti-occupation, comme par exemple Mistaklim LaKiboush BaEynayim (Regardons l’occupation dans les yeux)… Ils étaient déjà présents, et en plus grand nombre, chaque samedi pendant la contestation contre la réforme judiciaire du gouvernement Netanyahou au sein du Gush Neged HaKibush (bloc anti-occupation) dont l’ambition était de rappeler aux manifestants que la démocratie ne s’articule pas avec un régime d’apartheid, d’occupation et de colonisation.
Si le bloc radical compte désormais une centaine de manifestants, son influence sur les réseaux sociaux s’accroit depuis que ses membres ont décidé d’adopter le terme « génocide » dans leur pratique militante pour caractériser la guerre menée par Israël dans la bande de Gaza, subissant une répression parfois violente par la police censée les encadrer : pancartes arrachées, banderoles interdites… Une stratégie à rebours de celle de Standing Together, à savoir qu’il ne s’agit pas pour eux d’employer un vocabulaire qui puisse plaire à leurs concitoyens, mais d’user des termes utilisés par les Palestiniens, quitte à choquer la morale d’une société israélienne qui ne peut s’imaginer en génocidaire, tout autant que de faire partie d’un régime d’apartheid. Néanmoins, la dialectique militante du bloc radical risque de le contraindre à demeurer une force groupusculaire.
Comment faire converger toutes ces colères qui semblent séparées pour refaire vivre un camp de la paix à la hauteur des défis à venir ? Telle est l’ambition de Shirakat Al Salam / Shutfut HaShalom (Partenariat pour la paix) qui regroupe une quarantaine d’organisations politiques, dont Hadash, des ONG et des associations locales. Le 21 janvier, cette coalition a rassemblé plusieurs centaines de manifestants à Haïfa sur une base politique établie en cinq points : cessez-le-feu immédiat ; négociation pour la libération d’otages israéliens et de prisonniers palestiniens ; solution politique pour mettre fin au conflit ; arrêt des persécutions racistes menées par le gouvernement Netanyahou à l’encontre des Palestiniens de citoyenneté israélienne ; société égalitaire.
Toutes ces initiatives ne doivent pas être perçues comme une division d’un camp pacifiste déjà très limité, mais davantage comme des cercles militants qui cherchent la meilleure voie pour mutualiser les forces. Les frontières entre chacun de ces groupes demeurent poreuses : Standing Together était présent en nombre ce 21 janvier à Haïfa, sans pour autant être à l’origine de l’appel. De la même manière, certains militants du bloc radical ou de Hadash participent activement aux actions de Standing Together. D’ailleurs, plus largement, ce champ non sioniste investit également la contestation contre Netanyahou ou le mouvement des familles des otages. Le leader de Standing Together, Alon-Lee Green, tout comme Hadash, appellent leurs militants à se mobiliser à chaque action, partant du principe qu’ils sont à la fois contre le gouvernement et pour un accord visant à libérer les otages.
En 2001, en pleine Seconde intifada, l’intellectuel israélien Yitzhak Laor écrivait dans un texte intitulé « Les larmes de Sion » que la ligne de démarcation en Israël ne se situe pas entre la gauche et la droite, entre ceux qui se disent pacifistes et ceux qui prônent la guerre, mais entre ceux capables de s’opposer à la guerre en cours depuis le premier jour, et ceux qui peuvent faire part de leur détresse face au drame, mais finissent par sonner la trompette pour signaler leur soutien. En d’autres termes, le statut de « pacifiste » ne se fonde pas sur des déclarations, mais sur des actes et des principes politiques. À savoir, pour cette nouvelle génération qui émerge, le besoin vital de faire converger les intérêts arabes et juifs, israéliens et palestiniens.