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Mehdi Belmecheri-Rozental

Gaza, stratégie d’invisibilisation d’un génocide

Mehdi Belmecheri-Rozental, diplômé de l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS).


Depuis un an, Israël a mis en place une stratégie visant à limiter au maximum le flux d’informations et d’images provenant de la bande de Gaza, et à réduire les pressions de la communauté internationale, quitte à aggraver encore davantage ses violations du droit international.



Capture d’écran du reportage « Mourners Hold Funeral for Palestinian Journalist » de Voice of America,

mis en ligne sur YouTube le 4 novembre 2023.

 

Depuis le 7 octobre, aucun journaliste étranger n’a pu entrer librement dans la bande de Gaza, excepté une journaliste de CNN entrée avec une ONG émiratie via le territoire égyptien. La cour suprême d’Israël a rejeté en janvier une demande de l’association de la presse étrangère qui demandait un accès libre à Gaza, sous prétexte que celle-ci pourrait mettre en danger ses militaires. Seule une poignée de journalistes embarqués par l’armée israélienne, avec un contrôle strict, ont pu accéder au territoire gazaoui : « L’Armée israélienne, depuis le matin du 7 octobre, tente d’imposer un black-out médiatique sur l’enclave palestinienne de Gaza. C’est aussi simple et c’est aussi violent que ça », explique Jonathan Dagher, responsable du bureau Moyen-Orient de RSF.

 

Un avis partagé par Wilson Fache, journaliste et ancien correspondant dans les territoires occupés : « C'est unique au monde. On en parle beaucoup entre nous, entre journalistes qui couvrons Israël et la Palestine. On est assez choqué effectivement par ce blocus médiatique qui est sans équivalent. C'est vraiment une stratégie, je pense, qui a été pensée de bout en bout pour vraiment, vraiment limiter notre couverture. »

 

Blocus médiatique

 

Depuis un an, les journalistes étrangers sont contraints de travailler exclusivement à distance en échangeant avec des habitants et des journalistes présents dans la bande de Gaza.

 

Wilson Fache  poursuit: « On a pu réaliser une couverture très large du massacre du 7 octobre, et il le fallait au vu de l’ampleur de l’attaque. Les autorités israéliennes nous ont invités à le faire, il n’y avait aucune restriction. Par la suite, pour la bande de Gaza, on aurait aimé pouvoir couvrir autant la situation et aller sur place mais on nous empêche de le faire. »  Simultanément, les autorités israéliennes ont  donc facilité et orienté l'accès à l'information sur l'attaque du Hamas du 7 octobre pour les journalistes, à condition néanmoins que cela reste dans le cadre de l’enquête et du récit défini par les services de l'armée. Cela à de fait créer un énorme deux poids deux mesures dans l’accès à l’information.

 

Pour Israël, l’enjeu est énorme : « L’État israélien sait que les médias occidentaux sont perçus, comme « plus fiables ». Et même si cela n’a pas de fondement, s’il permettait l’accès à ces médias, la couverture de l’information serait à la fois plus complète et plus crédibilisée dans les opinions occidentales. Si les grandes chaînes pouvaient couvrir et compléter le travail des journalistes palestiniens sur place, la propagande israélienne serait complètement mise à mal, la pression de l’opinion publique serait encore plus forte, et les gouvernements seraient sommés d’agir » explique Yanis Mhamdi, journaliste pour Blast.

 

Si l’État israélien limite l’accès à l’information, il doit néanmoins faire face au travail des journalistes gazaouis depuis le début de la guerre, témoins du génocide qui se joue à huis clos.

 

Mohannad en fait partie, suivi par plusieurs centaines de milliers de personnes sur les réseaux sociaux. Comme beaucoup de journalistes palestiniens, son nombre d’abonnés a explosé depuis octobre.  Il constate que « les Israéliens s’efforcent de délégitimer les journalistes et leurs informations qui témoignent de la réalité à Gaza, mais aussi leurs plateformes en les accusant d’être affiliés au Hamas. » Lorsque Géraldine Woessner, rédactrice en chef du Point, affirme qu’« il n’y a pas de journalistes palestiniens », elle se fait l’écho de cette stratégie qui cherche à faire taire les Palestiniens, et rendre plus audible le récit construit par les autorités israéliennes.

 

Une stratégie « nécessaire du côté israélien pour achever leur objectif de décrédibiliser la parole de ces journalistes et donc mettre en question leur fiabilité et les accuser vraiment sans fondement, sans preuves, d’être propagandistes pour le Hamas », insiste Jonathan Dagher.

 

Les journalistes en danger sous le feu israélien

 

Au-delà de ces accusations, les reporters palestiniens doivent faire face à une situation extrêmement difficile sur le terrain. L’impunité dont bénéficie Israël met en danger tous les habitants de l’enclave, y compris les journalistes. Ils doivent à la fois essayer de rester en vie, s’inquiéter pour la sécurité de leurs proches et tenter de continuer à travailler dans des conditions dantesques.

 

« Nous avons du mal à nous déplacer d'un endroit à l'autre en raison du danger, des bombardements et du manque de moyens de transport. Nous avons du mal à recharger les caméras et les téléphones portables et à accéder à Internet pour télécharger les documents et les scènes que nous filmons » témoigne Mohannad.

 

Mohamed, lui aussi journaliste palestinien, atteste également des problèmes auxquels ils font face : « Nous sommes confrontés à de nombreuses difficultés dans le cadre de notre travail, en plus du manque d'équipement et des fréquentes coupures d'Internet, nous faisons face aux ciblages de nos bâtiments de travail. Nous n’avons pas de protection pour notre sécurité personnelle et celle des lieux dans lesquels nous nous trouvons. »

 

En 2021, déjà, l'armée israélienne avait détruit à Gaza un bâtiment qui abritait notamment l'agence américaine Associated Press et la chaîne d'information Al-Jazeera. D'après le Syndicat des journalistes palestiniens, près de soixante-dix  infrastructures médiatiques, incluant radios, agences de presse et centres de formation, ont été partiellement ou totalement détruites depuis le début du conflit.

 

C’est aussi ce que démontre l’enquête Gaza Project, coordonnés par Forbidden Stories. Cinquante  journalistes de treize médias ont enquêté  sur la mort des journalistes à Gaza. Si le collectif n’a évidemment pas pu aller à Gaza à cause du blocus, ils ont analysé  des milliers d’heures d’images et de sons parvenus depuis l’enclave palestinienne. L'enquête  démontre que dans sa guerre contre la liberté d’informer, Israël  n’hésite pas à détruire les infrastructures de presse. C’est notamment le cas des bureaux de l’AFP, détruit le 12 novembre par une frappe israélienne Si les bureaux étaient vides , les journalistes y avaient installé une caméra qui filmait Gaza et diffusait 24/24h le flux vidéo.

 

Quand Jonathan Dagher aborde ce sujet, il explique que « tout est fait pour étouffer le journalisme à Gaza pour empêcher les informations et les images de sortir et l’outil principal pour ça, c’est la violence : les journalistes sont tués, les journalistes sont blessés, les journalistes ne peuvent pas rentrer, ne peuvent pas sortir, ils ne peuvent pas aller au bureau. ». L’assassinat  de Shireen Abu Akleh tuée le 11 mai 2022 par l’armée israélienne alors qu’elle couvrait un raid en Cisjordanie, à ouvert une brèche : celle de  l’impunité des crimes commis contre le journalisme palestinien.

 

Jamais autant de journalistes ne sont morts en aussi peu de temps. À ce jour, au moins 106 journalistes palestiniens de Gaza ont été tués. À travers le projet « Les visages du carnage », la rédaction de Mediapart a souhaité reconstituer leur visage « afin que l’on se souvienne d’eux, pas seulement par leur nombre, mais aussi par leur nom, leur visage, leur destin. ». Chacun d’eux était une voix pour les Gazaouis.

 

Encore plus grave, Reporters sans frontières a recueilli des preuves qui tendent à démontrer que certains de ces journalistes ont été victimes d’homicides intentionnels. « Parmi ces 100 journalistes tués, nous avons des preuves qu’au moins 27 ont été tués alors qu’Israël savait qu’ils étaient journalistes et qu’ils étaient identifiables en tant que tels », poursuit Jonathan Dagher. « Nous avons des preuves qui montrent une forte probabilité de ciblage, et nous demandons à la CPI d’enquêter sur ces crimes de guerre. » L’enquête de Forbidden Stories accrédite également l’hypothèse d’un ciblage des journalistes par l’armée israélienne.

 

Parmi les journalistes tués mentionnés dans la plainte se trouvent Mustapha Thuraya et Hamza al-Dahdouh, deux reporters indépendants sous contrat avec la chaîne Al Jazeera. Ils ont été tués le 7 janvier 2024, lors d'une attaque de drone israélien visant leur véhicule alors qu'ils travaillaient à Rafah. Le 10 janvier, l'armée israélienne a publié un communiqué reconnaissant qu'un « avion israélien dirigé par des troupes a pris pour cible les opérateurs d'un drone qui menaçait l'armée israélienne », en référence au drone exploité par Mustapha Thuraya. Cependant, le Washington Post a publié les images enregistrées par le drone du journaliste, révélant qu'il ne contenait que du contenu journalistique et aucun matériel militaire.

 

En Israël, censure et déni

 

Ce manque d’informations à propos de la bande de Gaza a également un impact de l’autre côté du mur qui enferme les gazaouis. Efraim Davidi, militant communiste et rédacteur en chef de l’hebdomadaire communiste Zo Haderech (“Voici la voie”), explique qu’au sein de la société israélienne « la couverture informatique des événements à Gaza est très faible, en dehors de la presse communiste et de quelques médias ».

 

Nitzan Perelman, spécialiste de la société israélienne appuie ces propos : « Dans les médias mainstream, ces images n’apparaissent pas du tout, mais ça ne date pas du 7 octobre de la guerre actuelle, c’est habituel. On ne voit pas d’images humanisantes des Palestiniens, on ne voit pas d’images d’enfants qui ont faim, les seules images sont celles des destructions qui montrent les objectifs de l’armée. »

 

Au sein de la société israélienne, très peu d’Israéliens se renseignent sur les exactions de l’armée à Gaza. « Les Israéliens entendent ce qui se passe à travers le monde, mais rétorquent : "ils ne comprennent pas ce qu’on vit" ou "ce sont des mensonges » indique Nitzan  « Il ne faut jamais oublier que pour les Israéliens, l’armée est la plus morale au monde, c’est une croyance profonde liée d’un côté à la perception de la religion juive et de l’autre côté à l’insistance sur le caractère moral du sionisme. »

 

En 2023, d'après le média israélien +972, 613 articles des médias israéliens ont été censurés et 2700 articles ont subi une censure partielle, soit une moyenne de neuf  articles censurés par jour. Face à cette censure, le quotidien Haaretz a décidé de rendre visible les productions interdites en publiant dans son journal un article censuré en noircissant les passages concernés.

 

Au-delà de la société israélienne sur laquelle le gouvernement peut imposer un verrou en interdisant certains médias, les sociétés civiles du monde entier parviennent à voir une partie de ce qu’il se passe à Gaza grâce au travail courageux des journalistes palestiniens, mais aussi grâce à la révolution numérique qui permet à tous les Palestiniens de pouvoir filmer et diffuser leurs images - sans même parler des vidéos tournées par les soldats israéliens eux-mêmes. « Bien sûr qu’Israël veut contrôler l’information, ils ont interdit Al-Jazeera, c’était une source d’information pour beaucoup d’Israéliens et pour la population palestinienne qui vit en Israël, poursuit Efraim Davidi . Mais on peut continuer à regarder sur YouTube, nous voyons les vidéos de Gaza grâce aux réseaux sociaux, mais seulement nous. Elles ne sont pas diffusées à grande échelle. ».

 

Mais les atteintes à la liberté de la presse ne s'arrêtent pas la puisque l’armée israélienne a également mené une opération dans les bureaux d'Al-Jazeera à Ramallah, le 22 septembre, et a ordonné la fermeture des locaux, invoquant "la lutte contre le terrorisme".

 

 

Israël contre les images choc de Gaza

 

La guerre à Gaza se voit qualifier de « premier génocide dont les victimes diffusent en direct leur propre destruction ». Dans un monde ultra-connecté, Israël  malgré ses efforts ne peut pas bloquer et contrôler toutes les informations.

 

« Leur seul objectif est de nous faire capituler... Mais nous montrons le tableau véritable de leurs massacres et nous continuons à couvrir les événements malgré tout, c’est notre devoir », explique Sami, photographe de presse de Gaza. Un avis partagé par son confrère Mohannad : « Nous continuons car nous voulons montrer les souffrances auxquelles notre peuple est confronté pour faire passer un message. »

 

Pour leur collègue français, Yanis Mhamdi : « Les Palestiniens ont compris que face aux épreuves qu'ils endurent, la vidéo est leur meilleure arme. En fait, c'est leur moyen de lutte contre Israël et d’avertir le monde. C'est pour ça que malheureusement, on se retrouve avec des images terribles, comme celle d'un homme portant son bébé décapité filmé avec un téléphone portable.  Il  le fait parce que c'est sa seule arme pour montrer au monde la réalité de leur souffrance  et dire au monde : "Regardez, regardez ce qu’Israël fait à Gaza." »

 

Face à ces images qui émeuvent le monde, reste à Israël les éléments de langage habituels, ressassés guerre après guerre. En 1996, l’armée israélienne s’était déjà livrée  au bombardement d’un camp de réfugiés, en bordure de Canna, au  Sud du Liban, tuant plus de cent personnes, et déjà à l’époque, une vidéo amateur filmée par un Casque bleu avait prouvé que les déclarations israéliennes étaient fausses. Dix ans plus tard, alors que la ville pansait encore ses plaies, Israël commet un deuxième massacre en bombardant un bâtiment du village, tuant 28 personnes dont 16 enfants. Déjà à l’époque, les dirigeants israéliens avaient prétendu que les civils étaient des « boucliers humains »,  puis que ces civils avaient été informés par des tracts lancés par voie aérienne et qu’ils auraient dû partir. Dan Gillerman, ambassadeur israélien à l’ONU, avait affirmé : « Les balles sont israéliennes, mais la responsabilité est libanaise ». Quand elle ne parvient pas à maîtriser le récit et bloquer l'information, Israël use donc toujours des mêmes éléments de langage ad nauseam

 

L’armée israélienne est pleinement consciente du poids qu’ont ces images sur l’opinion internationale. Un officier israélien a par exemple admis qu’elle n’utilisait plus de phosphore blanc car les conséquences de ce produit extrêmement corrosif donnaient des images terribles. Face à la multiplication des contenus publiés, reste alors pour Israël et ses relais une dernière carte à jouer dans leur stratégie : faire croire que ces images sont fausses ou qu’elles sont mal interprétées.

 

Cette stratégie n’est pas nouvelle. Le 30 septembre 2000 déjà, la mort de Mohammed Al Dura, jeune garçon touché par des tirs israéliens lors d’un échange de tirs à Gaza, avait été filmée par le journaliste Charles Enderlin. « Il y a eu beaucoup de harcèlement, cela a d'ailleurs débuté en France, de la part de la droite de la communauté juive. On m'a même décerné un prix Goebbels de la désinformation... En Israël cela venait surtout de francophones, témoigne le correspondant de France Télévisions. Le gouvernement a bien essayé de m'accuser de manipulation, mais sans oser aller au procès, ce qu'ils ne voulaient pas car ils savaient quelle en serait l’issue : la confirmation que Mohammed al Dura a été tué par des tirs israéliens. » se rappelle-t-il aujourd'hui.

 

Cet événement est devenu le point de départ d’une stratégie résumée à travers le terme « Pallywood » et depuis octobre « Gazawood », contraction de « Palestine », « Gaza » et « Hollywood » . En résumé : les images qui heurtent la sensibilité ne peuvent être que fausses, car l’armée israélienne est une armée morale. Cette appellation ironique permet de mettre en doute toutes les accusations de crimes commis par l’armée israélienne. Israël aurait par exemple secrètement enquêté pour savoir si la famille de l’adolescente Ahed Tamimi était une vraie famille ou si elle était composée d’acteurs…

 

Depuis le début de la guerre à Gaza, les accusations de mise en scène se multiplient. Yair Netanyahu, le fils du Premier ministre israélien, a publié une vidéo où l’on voit des « corps » sous un linceul blanc bouger pendant des funérailles, avec ce commentaire : « Pallywood, regardez les victimes palestiniennes à Gaza filmées accidentellement », sous-entendant que ceux qui étaient présentés comme des morts étaient en fait bien vivants. Mais la seule fake news était sa publication, puisque la vidéo montrait en réalité une protestation d’étudiants égyptiens de l’université Al-Azhar dont la vidéo avait été postée en octobre 2013 sur YouTube.

 

La multiplication de ces accusations vient donc parachever la stratégie israélienne : diffamer les opprimés, délégitimer leurs luttes et détourner le regard du monde de la violence de l’oppresseur. Malgré ce jeu de dupes, les effroyables images de Gaza continuent d’heurter, dépassant largement le seuil d’acceptabilité des “guerres traditionnelles”. Et malgré les voiles tissés pour dissimuler les crimes israéliens, les fantômes de Gaza hantent nos regards et nos pensées. 

 

 

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