Propos recueillis par Ryan Tfaily, stagiaire au comité de rédaction et étudiant en M2 en Études politiques à l'EHESS (École des hautes études en sciences sociales).
Soutenu par l'administration étatsunienne, Benyamin Netanyahou refuse de mettre en œuvre la suite du cessez-le-feu signé entre Israël et le Hamas, au-delà de la première phase qui a pris fin le samedi 1er mars. Alors que le gouvernement israélien a de nouveau coupé toute aide humanitaire dans l'enclave et menace de reprendre la guerre, les pays arabes menés par l'Égypte se sont réunis au Caire ce mardi 4 mars, afin d'adopter un programme de reconstruction de Gaza, présenté comme une alternative au plan de nettoyage ethnique soumis par Donald Trump. L'avenir politique de Gaza demeure ainsi suspendu. Dans cet entretien réalisé juste avant le sommet des pays arabes au Caire, Sarah Daoud, chercheuse associée au CERI (Centre de recherches internationales) de Sciences Po et au CEDEJ (Centre d'études et de documentation économiques, juridiques et sociales) du Caire, revient sur les positions des différents acteurs ayant une prise sur le futur de l'enclave, et rappelle qu'une expression démocratique des Palestiniens, dans l'ensemble des territoires occupés, est primordiale pour construire une solution politique pérenne.

À l'aune de la guerre menée par Israël contre Gaza, plusieurs rencontres ont eu lieu en vue d'une réconciliation entre le Hamas et le Fatah (qui domine l'Autorité palestinienne). Que sait-on des négociations entre les deux factions palestiniennes rivales ?
Le processus de réconciliation entre le Hamas et le Fatah remonte à bien avant le 7 octobre 2023 et n’a jamais abouti. Le premier sommet pour la réunification palestinienne a eu lieu au Caire, en 2005. Ensuite, à chaque moment de crise aiguë, les deux autorités concurrentes – divisées notamment depuis la victoire du Hamas aux élections législatives à Gaza en 2006 puis sa prise de contrôle de l’enclave en juin 2007 – ont eu comme réflexe de renouer le dialogue, pour faire face à des obstacles politiques qui les dépassent largement. C’était le cas, par exemple, lors de la normalisation entre l’Arabie Saoudite et Israël, ou lorsque Donald Trump, durant son premier mandat, a transféré l’ambassade étatsunienne à Jérusalem.
Dans le contexte de la guerre contre Gaza depuis octobre 2023, des rencontres ont eu lieu au Caire, mais surtout à Pékin, en juillet 2024. Il était question de négocier un gouvernement d’union nationale temporaire, qui permettrait d’organiser des élections législatives, présidentielles et du Conseil national palestinien en Palestine, et donc de renouveler les cadres politiques palestiniens, dont les mandats, pour le Hamas comme pour l’Autorité palestinienne, ont expiré depuis longtemps. Les pourparlers ont également abordé la question de l’intégration du Hamas et du Jihad Islamique au sein de l’OLP (Organisation de Libération de Palestine), dont ils ne font pas partie pour l’instant. Pour les factions, l’idée est de se réemparer de futurs politiques possibles et de faire face à leur dépossession, à un moment où les Palestiniens ne sont pas consultés concernant la gouvernance post guerre à Gaza. Le sommet de Pékin a débouché sur un accord de principe entre le Hamas et le Fatah, un résultat identique aux précédentes négociations bilatérales.
« Les deux factions rivales, Hamas et Fatah, ne sont pas dans une perspective de dialogue et de réconciliation. »
Si les négociations n’ont pas abouti jusqu'ici, c’est essentiellement à cause d'Israël, dont l’objectif reste d’entériner la fragmentation politique et territoriale des Palestiniens. La réunification des factions palestiniennes ouvrirait la voie à une réunification des territoires, contraire aux intérêts des autorités israéliennes qui rejettent toute création d’un État palestinien. Il faut également souligner que l’échec des négociations tient aussi au Fatah et au Hamas. Le Fatah, ou plutôt l’Autorité Palestinienne, se montre rarement ouverte au compromis. En 2017, après un sommet au Caire, le président Mahmoud Abbas demandait à reprendre le contrôle des points de passage de Gaza, notamment Rafah, car il souhaitait in fine reprendre l’administration de la bande de Gaza, au détriment du Hamas. Cette requête n'a évidemment pas abouti. Après cet échec, les négociations ont été gelées.
En 2025, huit ans plus tard, on se trouve à peu près dans la même configuration. En raison de sa position très affaiblie, le Hamas a accepté de transférer la gouvernance de Gaza à l’Autorité palestinienne, sans toutefois renoncer à son rôle politique et militaire. L’Autorité Palestinienne, quant à elle, veut reprendre le contrôle administratif, politique et sécuritaire de Gaza. Les deux factions ne sont donc pas du tout dans une perspective de dialogue et de réconciliation. Leurs relations sont plutôt tendues.
Les États-Unis avaient par ailleurs émis un plan de réforme de l’Autorité – sans passer toutefois par un processus électoral – en vue de transférer la gouvernance de Gaza à l’Autorité palestinienne, ce que les autorités israéliennes ont catégoriquement refusé. Israël rejette en effet tout retour de l'Autorité palestinienne à Gaza.
Que sait-on des capacités politiques, administratives et militaires du Hamas après 15 mois d'une guerre génocidaire menée par Israël contre l'ensemble de Gaza et de sa population civile ?
Que ce soit d’un point de vue administratif ou militaire, le Hamas a toujours le contrôle entier sur la bande de Gaza. Depuis le cessez-le-feu, son administration et son appareil sécuritaire semblent s’être réorganisés sur le terrain. Sa police parvient encore à maintenir l’ordre, et des milices ont par ailleurs été mises en place pour gérer le quotidien et coordonner la distribution de l’aide humanitaire.

Concernant ses capacités militaires, plusieurs chercheurs confirment qu’elles ont été affaiblies depuis le 7 octobre, mais qu’elles ne sont pas détruites. Son arsenal peut encore être reconstitué. Sa branche armée, les brigades al-Qassam, a certes perdu des soldats, mais la capacité de recrutement du Hamas, loin d’avoir diminué, a augmenté. Les estimations font état de 20 000 soldats qui composeraient actuellement les brigades al-Qassam. La stratégie militaire israélienne prétendant vouloir « éradiquer » le Hamas est totalement vaine.
Il en serait de même pour une possible confrontation avec l’Autorité palestinienne. Si le Hamas ne cède pas par lui-même le territoire à l’Autorité, il sera difficile de l’évacuer de force. La priorité pour le Hamas est de garantir un cessez-le-feu pérenne dans la bande de Gaza et pour ce faire d’entamer la phase 2 des négociations.
Benyamin Netanyahou a répété qu’il ne souhaitait voir ni le Hamas ni l’Autorité palestinienne prendre le contrôle de la bande de Gaza, mais qu’il voulait au contraire mettre en place « le plan Trump » visant à déporter les Palestiniens de leur terre. N’est-ce pas incompatible avec la poursuite même des négociations pour le cessez-le-feu, censé prévoir à terme un accord politique sur Gaza ?
Il n’y a rien d’étonnant à ce que Benyamin Netanyahou accueille favorablement le plan de Donald Trump. Les déplacements forcés de Palestiniens font partie de la stratégie du gouvernement israélien. Ils ont été continus, au sein de la bande de Gaza, depuis le 7 octobre. Le niveau d’occupation et de destruction du nord de Gaza à partir d’octobre 2024 a même conduit plusieurs observateurs à penser que ce territoire serait annexé et colonisé, sans possibilité pour les Palestiniens d'y retourner.
À terme, la question fondamentale pour la résolution de ce conflit demeure l’avenir politique de la bande de Gaza. Jusqu’à présent, les Palestiniens ne sont pas consultés lors des négociations. Il faudra, malgré tout, comme le prévoit l’accord de cessez-le-feu, que le gouvernement israélien accepte un interlocuteur palestinien. Jusqu’au 7 octobre et jusqu’à aujourd’hui, de façon indirecte, c’est bien le Hamas qui négocie avec Israël pour des questions relatives au blocus et à des échanges de prisonniers.
Les pays arabes, à commencer par l'Égypte et la Jordanie mis sous pression par l'administration étatsunienne pour accueillir les Palestiniens, formulent également des initiatives concurrentes afin de construire l'avenir politique de la bande de Gaza. À l'exception des Émirats arabes unis, ils ont unanimement rejeté le « plan Trump » d'expulsion des Palestiniens. Pendant la guerre, les Émirats semblaient appuyer un retour de Mohammed Dahlan, cadre dissident du Fatah, dans l'enclave. Les pays arabes ont-ils une vision unie pour Gaza ?
Je ne crois pas du tout à une hypothèse de la direction de Gaza par Mohammed Dahlan, même si son nom a été évoqué lorsque Yoav Gallant, l'ancien ministre de la Défense israélien, a parlé de mettre en place à Gaza des « comités non hostiles » à Israël. M. Dahlan est certes originaire de Khan Younès. C’est un cadre du Fatah en exil depuis 2011, qui a formé un courant appelé « le courant de la réforme démocratique », une tendance plutôt tolérée par le Hamas à Gaza. Mohammed Dahlan est en effet à l’origine du rapprochement entre les autorités égyptiennes et les nouveaux cadres du Hamas à Gaza, Yahia Sinwar et Ismaël Haniyeh, à partir de 2017. Ce rapprochement a contribué à la réouverture du point de passage de Rafah. Toutefois, Mohammed Dahlan est d’abord un homme d’affaires, avant d’être un homme politique. Il gagne plus en étant le conseiller de Mohammed Ben Zayed, le dirigeant des Émirats, qu’en retournant à Gaza, où sa sécurité serait en danger. Par ailleurs, l’Autorité palestinienne n’accepterait jamais un tel profil, car le courant de la réforme démocratique est une tendance qu’elle réprime fortement.
La position des pays arabes semble délicate, ce qui explique leur tentative d’union face au « plan Trump ». L’Egypte est dans une position particulièrement inconfortable. Les relations avec Israël n’ont jamais été aussi cordiales que depuis la prise de pouvoir du maréchal Al-Sissi : elles reposent, entre autres, sur une coopération économique et sécuritaire. Ces relations se sont légèrement envenimées à partir du 7 octobre 2023, lorsque les États-Unis et Israël ont font pression pour ouvrir le point de passage de Rafah, ce que l’Égypte a fini par accepter, pour faire sortir au compte-goutte quelques personnes, à 5000 dollars par tête, et acheminer de l’aide humanitaire. Lorsque l’armée israélienne a pris le contrôle de Rafah en mai 2024, en violation de la souveraineté égyptienne, les relations entre les deux pays se sont encore davantage tendues, sans, bien entendu, que le régime égyptien ne réagisse trop fortement.

De leur côté, les États-Unis et Israël font pression pour que les Palestiniens de Gaza soient expulsés vers le nord du Sinaï, une zone tampon déjà très sécurisée. L’armée égyptienne y est opposée, connaissant les risques sécuritaires et la déstabilisation qu’entraînerait un tel plan. Par ailleurs, le régime égyptien est mis sous pression par sa propre société civile qui, en dépit de la répression policière, n’a cessé de se mobiliser pour les Palestiniens depuis 2023. La position de l’Égypte, prise en étau entre les menaces étasuniennes de couper leur aide militaire et financière et des pressions internes, explique certainement pourquoi elle cherche des alliés côté arabe.
Avec la Jordanie, le Qatar ou encore l’Arabie Saoudite, l’Égypte a élaboré une initiative concurrente à celle de Donald Trump, pour reconstruire Gaza. L’idée serait de s’inspirer de ce qui avait déjà été fait après les offensives israéliennes de 2014 et de 2021. D’un point de vue logistique, l’Égypte y jouerait un rôle clé puisqu’étant le pays frontalier, le matériel et la main d’œuvre transiteraient par ses frontières. D’un point de vue financier, ce sont surtout les pays du Golfe qui prendraient en charge la reconstruction. Là aussi, la reconstruction est prévue en plusieurs phases, lors desquelles les Palestiniens de Gaza seraient temporairement déplacés dans des « zones de sûreté ». Le Hamas et le Jihad islamique seraient exclus des affaires politiques, administratives et militaires à Gaza et leur arsenal militaire serait placé sous la supervision d’un comité arabe conjoint durant la période du cessez-le-feu.
L’Arabie Saoudite, quant à elle, dispose de plus de leviers face aux Etats-Unis et à Israël. Elle aurait d’abord le moyen de fournir un filet de sécurité économique à la Jordanie et l’Égypte si, effectivement, Donald Trump mettait en place des sanctions contre ces deux pays pour leur refus d’accepter son plan. Les discussions de normalisation avec Israël ont été suspendues depuis octobre 2023, ce qui accroît également le pouvoir de pression de l’Arabie Saoudite. Sa position, finalement, reste identique à celle de l’initiative arabe de 2002 : la normalisation aura lieu lorsqu’un Etat palestinien sera créé.
Une réunion de la Ligue arabe a eu lieu le 4 mars 2025 afin de discuter du plan de reconstruction égyptien, d’unifier la position des pays arabes et de rallier entre autres les Émirats Arabes Unis, qui pour le moment soutiennent plutôt l’administration étasunienne.
La volonté démocratique de la société civile palestinienne, elle, n'est jamais abordée. Que sait-on de l'opinion publique palestinienne, à Gaza comme en Cisjordanie ?
Même s’il est difficile de mener des enquêtes sur le terrain, notamment dans une bande de Gaza totalement détruite, un sondage vient d’être conduit par le Palestinian Center for Policy and Survey Research (PCPSR) et l’Université d’Oxford. Il permet de donner un aperçu de l’opinion des Palestiniens de Gaza concernant la confiance qu’ils ont vis-à-vis de leurs élites politiques, et la façon dont ils perçoivent leur avenir.
« Permettre l’expression démocratique des Palestiniens dans l’ensemble des territoires occupés apparaît comme primordial pour construire une solution politique pérenne. »
Avant le 7 octobre, le Hamas était désavoué à Gaza, car il ne parvenait pas à obtenir une levée du blocus, en dépit de ses tentatives de négociation avec Israël. Après l’offensive du 7 octobre, sa popularité a augmenté, parce qu’il est parvenu à incarner la résistance armée face à la puissance occupante. Il s'agit moins d’un soutien partisan ou idéologique, que d’un soutien des Palestiniens à la lutte armée. Depuis la guerre destructrice menée par Israël à Gaza, la popularité du Hamas a de nouveau chuté. Selon ce sondage conduit en janvier 2025 dans la bande de Gaza, seulement 1/5 des Palestiniens est partisan d’une gouvernance de Gaza par le Hamas. Cette défiance ne concerne pas seulement le Hamas. L’Autorité palestinienne, et l’OLP en général, ne sont pas davantage populaires.
En Cisjordanie, la situation est un peu différente. Le Hamas y est plus populaire, notamment parce qu’il a réussi à faire libérer des détenus politiques palestiniens, toutes factions confondues, des prisons israéliennes, et parce qu’il apparaît comme une alternative à l’Autorité palestinienne, totalement discréditée auprès de sa population pour sa coopération sécuritaire avec Israël.
En dépit des disparités entre la Cisjordanie et Gaza, on observe plus généralement une défiance des Palestiniens envers leurs élites politiques, dont la plupart sont vieilles et n’ont pas été renouvelées depuis très longtemps. Une recomposition politique s’opère aux marges et indépendamment de cette classe politique. On le voit avec les groupes armés indépendants en Cisjordanie, qui ne se réclament ni du Hamas, ni du Fatah, ni du Jihad Islamique.
Les dernières élections qui devaient se tenir en 2021 ont été annulées d’une part car Israël refusait qu’elles aient lieu à Jérusalem-Est, et d’autre part car l’Autorité palestinienne craignait de les perdre. Permettre l’expression démocratique des Palestiniens dans l’ensemble des territoires occupés apparaît comme primordial pour construire une solution politique pérenne.