Keyvan Piram, docteur en relations internationales de l'Université Paris-Panthéon-Assas, chercheur associé au centre Thucydide.
Lors de la Guerre du Kippour en 1973, les pays arabes exportateurs de pétrole recoururent à l’arme pétrolière pour sanctionner les États soutenant Israël, provoquant le Premier choc pétrolier, une flambée des prix qui eut un immense retentissement sur l’économie mondiale. Dans cet article, nous proposons d’abord de dresser le bilan des précédents historiques dans l’usage de l’arme pétrolière par les pays arabes ; puis nous nous interrogeons sur les raisons pour lesquelles une telle décision semble impossible, un demi-siècle plus tard, face à la guerre contre Gaza en 2023-25.

Si les ressources pétrolières mondiales sont très inégalement réparties, force est de constater que les pays arabes se situent dans des régions particulièrement riches : Mésopotamie, Golfe Persique, Péninsule arabique et Afrique du Nord. Selon l’ENI World Energy Review 2024, les pays arabes abritaient ainsi en 2023 40 % des réserves mondiales prouvées de pétrole. Ces ressources sont essentielles pour l’économie mondiale. Dès lors, leur possession constitue en théorie pour les pays arabes un levier stratégique dont ils peuvent se servir afin d’atteindre leurs objectifs sur la scène internationale. L’une des modalités possibles est l’usage éventuel de ces ressources, en y refusant l’accès, comme un instrument de coercition à l’encontre des autres États. Cette « arme pétrolière » fut historiquement utilisée à différentes reprises dans le cadre du conflit israélo-arabe.
Usages précoces de l’arme pétrolière : crise de Suez et Guerre des Six jours
Paradoxalement, alors que l’Égypte est loin d’être le pays arabe le plus riche en pétrole, c’est dans l’idéologie nationaliste panarabe du président Nasser que l’arme pétrolière arabe trouve ses origines. Dès les années 1950, celui-ci appelait les Arabes à s’approprier leurs ressources pétrolières, alors contrôlées par les compagnies occidentales, et à suspendre la fourniture à celles d’entre elles qui approvisionnaient Israël. Durant sa présidence (1954-70) et à son initiative, les pays arabes recoururent à deux reprises à l’arme pétrolière : lors de la crise de Suez en 1956 et lors de la Guerre des Six Jours en 1967.
Dans le premier cas, le canal de Suez – voie maritime névralgique entre le Moyen-Orient et l’Europe – fut bloqué par l’Égypte et des oléoducs reliant le Moyen-Orient à la Méditerranée furent sabotés en Syrie. Dans le deuxième cas, il y eut, en plus de cela, un embargo pétrolier arabe décrété contre les États-Unis, le Royaume Uni et dans une moindre mesure la RFA, des arrêts de productions notamment en Arabie Saoudite et en Libye, et une mise sous tutelle en Algérie d’intérêts pétroliers américains et britanniques.
Dans les deux cas, si l’objectif était de mettre sous pression les États soutenant Israël, les pays arabes étaient trop divisés, mal organisés et insuffisamment déterminés pour appliquer des sanctions fortes et durables. Cela provoquait une tension ponctuelle sur le transit pétrolier, mais à chaque fois, les États-Unis parvenaient, à plus ou moins brève échéance, à approvisionner l’Europe et à compenser les approvisionnements pétroliers arabes suspendus. Finalement, les pays arabes se retrouvaient eux-mêmes affectés par leurs sanctions, perdant des revenus et des parts de marché.
La Guerre du Kippour et le Premier choc pétrolier
En 1973, la conjoncture fut différente. Dans le contexte de la Guerre du Kippour, les pays arabes – tirant les leçons des échecs de 1956 et 1967 – réduisirent de concert leur production de pétrole et mirent en place un embargo sélectif sur leurs exportations de brut ingénieusement pensé : les pays « ennemis » soutenant Israël (États-Unis, Pays-Bas, Portugal, Afrique du Sud et Rhodésie) étaient privés de pétrole arabe ; les pays « amis » (France, Royaume Uni, quasi-totalité des pays socialistes ou musulmans, pays africains ne reconnaissant pas Israël) qui avaient pris position en faveur des Arabes étaient normalement approvisionnés ; les pays « neutres », c’est-à-dire ceux qui n’entraient pas dans les deux autres catégories, étaient approvisionnés partiellement avec les quantités résiduelles de pétrole arabe disponibles, compte tenu de la baisse de la production et après fourniture des « pays amis ».
« Les Etats-Unis n'ont pas besoin de votre pétrole, vous pouvez le boire » Invective d'un journaliste américain en conférence de presse « C'est ce que nous allons faire » Réponse d'Omar Al Saqqaf, Ministre saoudien des Affaires étrangères, 17 octobre 1973
En parallèle, l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) prenait le contrôle des prix du brut, qu’elle augmentait très fortement : le 16 octobre 1973, le prix du baril d’Arabian Light passa de 3,011 à 5,119 dollars ; le 23 décembre de la même année, il fut fixé à 11,65 dollars. Si cette augmentation peut nous sembler dérisoire alors que le baril se négocie de nos jours aux alentours de 70-75 dollars, il s’agissait cependant d’une hausse phénoménale, puisque les prix étaient pratiquement multipliés par quatre en deux mois, atteignant des niveaux absolument inédits à l’époque.
Cela provoquait ainsi le Premier choc pétrolier, un cataclysme pour l’économie mondiale. Non seulement les pays industrialisés entraient en récession, mais ce choc marquait plus généralement la fin du pétrole abondant et peu onéreux qui avait alimenté la croissance économique et la hausse du niveau de vie des Trente glorieuses. A contrario, les pays exportateurs de pétrole, notamment arabes, voyaient leurs revenus décuplés, accédant à une prospérité financière qui leur était auparavant inconnue.
Sur le plan politique, les objectifs n’étaient toutefois que partiellement atteints. L’arme pétrolière arabe amena certes des États, dont la France, à se désolidariser d’Israël : en 1973, le ministre des Affaires étrangères Michel Jobert déclarait, par exemple, au sujet de l’offensive arabe contre Israël, « est-ce que tenter de remettre les pieds chez soi constitue forcément une agression imprévue ? ». Les pays « ennemis » ne furent pourtant pas plus affectés que les autres par l’embargo. En effet, les compagnies pétrolières internationales, principalement américaines et britanniques, réorganisèrent rapidement le transit mondial selon le principe de « souffrance équitable », en appliquant à tous les États un taux uniforme de pertes en approvisionnements. Tandis que les pétroles arabes étaient dirigés vers les pays « amis », les livraisons de pétroles non arabes étaient réorientées vers les « ennemis », neutralisant ainsi la discrimination opérée par l’embargo.
Ce dernier ne dissuada pas les États-Unis d’effectuer rapidement d’importantes livraisons d’armes à destination d’Israël, grâce à un pont aérien avec une escale dans l’archipel portugais des Açores (opération Nickel Grass) [1]. Grâce à ce soutien massif et assumé de Washington, Israël put repousser l’offensive militaire des pays arabes et ne se retira pas des territoires occupés depuis 1967, ce qui était réclamé par l'Egypte et la Syrie. L’usage de l’arme pétrolière arabe en 1973 est cependant considéré comme un succès politique, car il donna au conflit israélo-arabe un écho mondial qu’il n’avait pas auparavant.
Un moyen d'action désormais inenvisageable
Si l’embargo de 1973 eut un immense retentissement, nous pouvons nous demander pourquoi un tel moyen d’action n’est plus utilisé de nos jours. Certains blâment le manque de solidarité des États arabes envers la cause palestinienne. Il est vrai qu’à la suite des Accords de Camp David de 1978, le conflit israélo-arabe est progressivement passé d’une dimension régionale à une dimension locale. Nombre d’États arabes ont, officiellement ou officieusement, normalisé leurs relations avec Israël, comme en témoignent les traités de paix avec l’Égypte (1979), la Jordanie (1994) ou plus récemment les Accords d’Abraham avec le Bahreïn et les Émirats arabes unis (2020).
Aujourd’hui le conflit israélo-arabe n’implique plus tout le monde arabe : demeurent l’aspect israélo-palestinien – cœur du problème depuis l’origine – et les tensions entre l’État hébreu et deux États frontaliers confrontés en interne à des crises politiques, le Liban et la Syrie. La dimension régionale subsiste néanmoins à travers l’implication d’un État non arabe, l’Iran, qui apporte son soutien sélectivement à certains acteurs du conflit, au grand dam des puissances arabes, l’Arabie Saoudite et l’Égypte, et d’Israël. Il n’y a donc pas une cohésion suffisante entre les pays arabes pour la mise en place d’un embargo pétrolier. Au-delà de ces évolutions historiques, les structures du marché pétrolier mondial ont profondément évolué, rendant tout simplement impossible un tel embargo.
L'OPEP n'est plus aux commandes
À la suite du Premier choc pétrolier, une des figures emblématiques de l’OPEP de l’époque, le ministre saoudien du pétrole Ahmed Zaki Yamani, déclarait : « mon bureau est devenu l’un des plus importants centres de décisions économiques du monde, sinon le plus important ». Combien savent aujourd'hui que le siège de cette organisation se situe à Vienne ?
C'est que l’OPEP ne fixe plus les prix du pétrole. Trop gourmands à l’occasion du Deuxième choc pétrolier provoqué en 1978-79 par les grèves de secteur pétrolier qui accompagnèrent la révolution islamique en Iran, les pays exportateurs augmentèrent excessivement les prix sans tenir compte des réalités du marché, lequel reprit alors ses droits : la demande diminua, tandis que l’offre augmenta grâce au développement des productions hors OPEP vendues moins cher, notamment celles d’Alaska, de Mer du Nord et de Sibérie occidentale.
Depuis les années 1980 s’est ainsi opérée une financiarisation des échanges, avec des prix désormais déterminés par les marchés financiers par le libre jeu de l’offre et de la demande. L’OPEP tente plus ou moins vainement d’encadrer ces prix avec un système de quotas de production. Ne disposant plus de l’emprise qu’elle avait auparavant sur le marché, elle implique des pays producteurs extérieurs à l’organisation (Russie, Mexique, Kazakhstan, Oman, etc.) au sein d’une alliance informelle baptisée OPEP+ depuis 2016.

Par ailleurs, les flux pétroliers mondiaux se sont considérablement réorganisés depuis 1973 : les Occidentaux se sont attachés à diversifier leurs approvisionnements, tandis que des puissances émergentes telles que la Chine et l’Inde sont devenues de grands consommateurs. Ainsi les exportations pétrolières du Moyen-Orient prennent désormais en grande partie la direction de l’Asie. Concernant la France par exemple, seuls 30% de nos importations pétrolières venaient du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord en 2022, contre 85% en 1973 [2]. À l’échelle de l’Union européenne, seul un cinquième des importations pétrolières proviennent actuellement de ces régions selon Eurostat.
Si les pays arabes souhaitaient aujourd’hui recourir de nouveau à l’arme pétrolière, avec la mise en place d’un embargo sélectif et des baisses de production, il faudrait d’abord qu’il y ait un consensus entre eux – ce qui, on l’a dit, est déjà improbable – mais il faudrait également convaincre les pays exportateurs non arabes de l’OPEP+ de ne pas accroître leur production. Un tel embargo n’affecterait que très partiellement les alliés d’Israël, dont les importations pétrolières proviennent majoritairement d’ailleurs. La hausse des prix qui pourrait en résulter dépendrait de la réaction peu prévisible du marché aux baisses de production, et non d’une décision collégiale prise au sein de l’OPEP avec les États ayant décidé de recourir à l’arme pétrolière.
Les États-Unis, encore et toujours…
Le contexte actuel sur le marché pétrolier mondial laisse penser qu’un embargo est de toute façon voué à l’échec. En 1973, la décision des pays arabes de réduire leur production fut prise dans un contexte de tensions sur l’offre mondiale de pétrole. Une crise de l’énergie se dessinait dès le début des années 1970, avant même la Guerre du Kippour : la demande mondiale de pétrole avait explosé durant les Trente glorieuses ; on s’inquiétait à tort que l’offre ne puisse croître suffisamment pour satisfaire la demande ; ces préoccupations étaient exacerbées par le nationalisme des pays exportateurs, notamment l’Algérie ou la Libye, qui remettait en cause l’ordre pétrolier de l’époque, dominé par les grandes compagnies occidentales.
« Si l’on peut certes reprocher aux dirigeants arabes leur manque de solidarité envers la cause palestinienne, leur refus de recourir à l’arme pétrolière contre les soutiens d’Israël comme en 1973 semble rationnel, tant celle-ci apparaît inopérante cinquante ans plus tard. »
Par ailleurs, les dévaluations du dollar, consécutives à la fin du système de Bretton Woods et de la convertibilité du dollar en or en 1971, appelaient à une hausse des prix du pétrole, libellés dans cette devise. Autrement dit, le Premier choc pétrolier eut lieu car il devait avoir lieu, et ce furent finalement sa soudaineté et son instrumentalisation par les pays arabes qui surprirent. Aujourd’hui, le contexte est tout autre.
Durant les années 2000, les prix élevés du pétrole ont favorisé les investissements et les innovations pour le développement de nouvelles réserves, permettant un fort développement de la production des pétroles non conventionnels en Amérique du Nord, qualifié de « révolution des pétroles de schiste ». La production américaine de pétrole a fortement crû, passant de 6,8 millions de barils par jour en 2008 à 19,4 millions en 2023, une hausse à elle seule supérieure à la production de l’Arabie Saoudite.
Qui plus est, le président américain Donald Trump souhaite encore accroître cette production, avec pour mot d’ordre « Drill baby, drill! » (« fore chéri, fore ! ») appelant à réaliser des forages pétroliers tous azimuts. On sait aujourd’hui que l’offre mondiale de pétrole présente encore un important potentiel de développement quand les prix augmentent. Un recours à l’arme pétrolière arabe dans ces conditions contribuerait donc à favoriser plus encore le développement de la production de pétroles non conventionnels, notamment aux États-Unis, et à faire perdre des parts de marchés et des revenus pétroliers aux pays arabes, qui seraient finalement eux-mêmes pénalisés par leur manœuvre, comme en 1956 et 1967.
Si l’on peut certes reprocher aux dirigeants arabes leur manque de solidarité envers la cause palestinienne, leur refus de recourir à l’arme pétrolière contre les soutiens d’Israël comme en 1973 semble rationnel, tant celle-ci apparaît inopérante cinquante ans plus tard. Il ne faut pas considérer l’embargo de 1973 comme un succès qui peut être répété à tout moment, mais comme l’alignement d’un ensemble d’éléments contextuels alors favorables qui permirent le succès relatif de celui-ci à ce moment précis. Et face à la guerre contre Gaza qui suivit l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023, les planètes du marché pétrolier ne sont clairement pas alignées en faveur des Palestiniens.
[1] En un mois, 22 000 tonnes d’équipements militaires américains furent livrées à Israël par l’US Air Force, auxquelles s’ajoutaient 5 500 tonnes livrés par des avions de la compagnie aérienne israélienne El Al. Une aide américaine de 2,2 milliards de dollars fut en outre octroyée à Tel Aviv pour financer ces livraisons d’équipements.
[2] Ministère de la transition écologique, Bilan énergétique de la France pour 2022, Paris, SDES, mai 2024, p. 52.