Propos recueillis par Caterina Bandini, membre du comité de rédaction, docteure en sociologie de l'EHESS (École des Hautes Études en Sciences Sociales) et attachée temporaire d'enseignement et de recherche à l'Université de Lille et au Ceraps.
Née à Haïfa d’une famille galiléenne, d’un père originaire de Cana de Galilée et d’une mère déplacée de Ma‘loul, Abeer Khshiboon est doctorante à la faculté de théologie de l’Université Humboldt de Berlin. Pour Yaani, elle revient sur son parcours personnel et ses recherches. Elle nous apprend que, même lorsqu’ils ne sont pas transmis, les traumatismes familiaux, collectifs et historiques refont surface là où l’on s’y attend le moins. Cet entretien a été réalisé par Zoom le 6 mars 2025 et amendé par Abeer Khshiboon avant publication.

Quel est le statut, souvent méconnu, des Palestiniens déplacés internes ?
Dans le système israélien, les Palestiniens déplacés internes sont légalement qualifiés d’« absents présents ». Les réfugiés palestiniens sont des absents, et la Loi sur les Absents [loi votée en 1950, autorisant l’État israélien à confisquer et saisir les propriétés et ressources que les Palestiniens ont été contraints de laisser derrière eux lors de la Nakba, ndlr] contient un minuscule article qui nous reconnaît, nous qui avons été déplacés, qui avons tout perdu et qui sommes restés dans le domaine de ce qui est devenu plus tard l’État d’Israël. La citoyenneté nous a été accordée plus tard. Je suis la petite-fille d’un couple déplacé. Les parents de ma mère étaient originaires du village de Ma‘loul, où vivaient environ 800 personnes avant la Nakba. Au début des années 1950, Israël avait déjà déclaré à l'UNRWA que le problème des déplacés internes avait été résolu. À l’époque, mes grands-parents avaient une carte pour l’aide alimentaire, mais depuis que l’UNWRA nous a rayés des listes, nous n’existons même plus en tant que réfugiés dans les registres de l’ONU.
Si nous parlons d’un village que nous connaissons, c’est parce que nous savons, grâce à l’histoire orale, qu’il a existé. C’est l’histoire de plus de 500 villages palestiniens qui ont subi une destruction ethnique. Je n’aime pas utiliser le mot « nettoyage », car nous ne sommes pas sales, je préfère dire que nous avons été ethniquement détruits. Environ 532 villages ont été rayés de la carte lors de la Nakba. Aujourd’hui, il faut consulter des sources alternatives pour les découvrir. Quant à nous, les déplacés internes, nous - chaque communauté villageoise - visitons souvent nos villages, d’où nos parents et nos grands-parents ont été expulsés de force, et qui sont aujourd’hui occupés par un parc, un site archéologique ou une colonie israélienne établie sur les ruines. Ces villages n’existent pas pour le monde civilisé. Si vous rencontrez l’un d’entre nous - les descendants des personnes déplacées - et que nous vous racontons une histoire, vous pouvez soit consulter des sources « non conventionnelles », soit simplement nous croire.
Et les accords d’Oslo ont officialisé cet effacement.
Après les accords d’Oslo, les Palestiniens déplacés internes ont réalisé une chose qui les a choqués, quarante ans après la Nakba : les déplacés internes n’existent pas sur la carte politique de la Palestine. En fait, l’ensemble des Palestiniens citoyens d’Israël ont réalisé qu’ils n’étaient pas considérés comme faisant partie du peuple palestinien, et les déplacés internes ont réalisé qu’ils n’étaient même pas considérés comme des réfugiés. Personne ne défendra notre droit au retour. Les communautés déplacées internes - près de la moitié de la population des citoyens palestiniens d’Israël - ont pris conscience qu’il ne servait plus à rien d’attendre une intervention extérieure pour nous sauver ou nous accorder le droit au retour.
Qu’est-ce que l'activisme mémoriel qui a vu le jour dans les années 1990 ?
Le mouvement a commencé à se développer dans de nombreuses communautés, en particulier en Galilée. Dans le village d’Iqrith, les habitants ont lancé le Roots Camp dans les années 1990. Chaque été, tous les enfants du village (qui habitent Haïfa, Rameh ou ailleurs en Galilée) venaient se rassembler, mais uniquement dans l’espace de l’église. Pendant la Nakba, Israël a tout détruit, mais a préféré ne pas toucher aux églises, peut-être parce qu’elles sont un waqf [mot arabe qui désigne les biens inaliénables donnés, légués ou acquis à perpétuité pour des causes caritatives ou d'intérêt général, ndlr].
L’État d’Israël ne pouvait pas les revendiquer, les annexer ou les saisir. Mais cela s’applique surtout aux « waqf chrétiens », et même pas à tous. Les archives israéliennes montrent qu’Israël a systématiquement évité de détruire les « waqfs chrétiens », principalement parce qu’ils appartenaient à des « Églises mères » en Occident. Toutefois, cela n’a pas empêché Israël de déplacer des Palestiniens chrétiens. C’est ainsi que des mouvements communautaires ont vu le jour parmi les déplacés internes. Le sentiment collectif d’abandon est devenu une partie de ce que nous sommes après Oslo, et les déplacés internes font partie de ce collectif, mais ils sont, jusqu’à aujourd’hui, un peu plus précaires d’un point de vue socio-économique. Après 1948, ils sont repartis de rien.

On peut encore voir la différence avec les gens qui ont conservé leurs terres. La famille de mon père, à Cana de Galilée, par exemple, a des oliviers. C’est incroyable ! La Galilée est une région à majorité paysanne. Arracher la terre à un paysan, c’est aussi horrible que le condamner à mort. J’ai donc participé à ce mouvement au début des années 2000. De nombreuses familles, et pas seulement des chrétiens de Ma‘loul, ont donné de leur temps, de leur argent, de leur travail pour rénover l’église.
L’État d'Israël ne s’est pas opposé à ces actions ?
Il ne le pouvait probablement pas, car il s’agit d’un waqf ! Parce que nous nous sommes concentrés sur l’église. L’église de Ma‘loul est une église grecque-catholique, donc les « patrons » sont en Grèce, mais c'est quand même une paroisse du Pape de Rome. Qui va toucher à cela ?
Tu as découvert le village de ta mère grâce à cet engagement militant ?
Non, pour moi, Ma‘loul est un endroit où je me rends bien avant de commencer à comprendre la politique et à conceptualiser l’existence de la Nakba, et que la famille de ma mère aurait dû y vivre s’il ne s’était pas passé quelque chose il y a longtemps.
Le mot « activisme » est donc trop réducteur pour décrire ce lien entre un village détruit et les personnes qui en sont originaires. Enfants, nous ne comprenions pas vraiment ce qu’était Ma‘loul. Nous nous sentions chez nous, même si le village n’était pas peuplé. Il est assez amusant de constater que lorsque je disais à mes camarades de classe, à Haïfa, que nous allions à Ma‘loul le week-end, je ne savais pas comment les convaincre que Ma‘loul était un endroit réel. Si tu n’es pas un petit-enfant ou un enfant de déplacé interne, ta famille ne t’emmènera pas régulièrement visiter des villages en ruines qui n’existent que dans les souvenirs familiaux.
Comment cet héritage t’a-t-il été transmis par ta famille ?
Ma famille ne nous a jamais vraiment dit que nous étions traumatisés. J’ai dû le découvrir à mes dépens au cours de mes recherches, et je me suis effondrée. La famille de ma mère s’est comportée comme n’importe quelle autre famille de déplacés internes : elle a maintenu le lien avec le village. Avant la réhabilitation de l’église, ils avaient une vieille habitude : aller à Ma‘loul au printemps. Au cours de mes enquêtes de terrain, j’ai appris que cette habitude était due au fait que le « jour de l’Indépendance israélienne », qui a lieu au printemps, était le jour où tous les Palestiniens pouvaient se déplacer librement.
Pendant le régime militaire (1948-1966), la population palestinienne ne pouvait pas se déplacer librement au sein de l’État d’Israël. Pour aller de Nazareth à Haïfa, il fallait un permis du chef militaire. Le « jour de l’Indépendance » était une exception. Ainsi, les gens pouvaient aller où ils voulaient, sans permis, et les déplacés internes retournaient sur les terres qui leur manquaient le plus : leurs lieux de naissance. Apparemment, même après la fin du régime militaire, les gens n’ont pas réussi à se débarrasser de cette habitude. C’est aussi le printemps. Il n'est pas facile de s’y promener, il n’y a pas de routes, donc au printemps c’est plus simple. Il y a deux fleurs sauvages spécifiques et extraordinaires à Ma‘loul : l’une s’appelle barqoq (anémone rouge), et l’autre zqoqya (cyclamen blanc et rose) dans le dialecte de Ma‘loul.
Quand j’étais enfant, nous recueillions la zqoqya et ma grand-mère, qu’elle repose en paix, en faisait un collier ou une couronne. Comment aurais-je pu savoir qu’un traumatisme se cachait derrière cet endroit joyeux ? C’est vraiment étrange quand on est de la troisième génération : on doit tout découvrir par soi-même. Personne ne te dit rien. La plupart de nos familles, la plupart de nos grands-parents, ne parlaient pas beaucoup. Vers l’âge de quinze ans, après la seconde Intifada, j’ai commencé à poser des questions et la plupart des membres de la famille ont choisi de ne pas partager grand-chose. Peut-être ne voulaient-ils pas me traumatiser. Ou peut-être avaient-ils peur, car beaucoup d’entre eux ont gardé cette peur du régime militaire qui les a supprimés et a réduit leur voix au silence. C’est ainsi qu’ils ont pu survivre. Mais à l’époque, leur silence m’a mise en colère et j’ai commencé à poser plus de questions et à m’intéresser plus à l’histoire.
C’est ce qui t’a amenée à Berlin pour ta thèse ?
Je suis arrivée à Berlin en 2018. Je suis partie parce que la vie était devenue très étouffante en tant que citoyenne d’Israël et déplacée interne. Je suis d’abord venue ici pour une thèse sur la maternité et les mères dans les trois religions, ou ce que je pensais être « trois religions ». Je voulais explorer la relation de nos trois mères, Maryam (la mère de Jésus), Hagar et Sarah, avec Dieu dans une perspective écoféministe.
« La bulle européenne, le continent qui se considère comme le monde entier ou l'univers, m'a appris que je n'existe pas en tant "qu'identité possible". Je suis une Arabe non musulmane et une citoyenne non juive de l’État d’Israël. Je suis également une déplacée interne, une "absente présente" qui n’est pas une "vraie réfugiée palestinienne". »
Plus tard, j’ai changé d’orientation parce que Berlin m’a appris quelque chose. Pas seulement Berlin, toute cette bulle européenne, le continent des continents, le continent qui se considère comme le monde entier ou l’univers, m’a appris que je n’existe pas en tant qu’« identité possible ». Je suis une Arabe non musulmane et une citoyenne non juive de l’État d’Israël. Je suis également une déplacée interne, une « absente présente » qui n’est pas une « vraie réfugiée palestinienne ». Dans le monde académique occidental, je suis une Palestinienne spécialiste de théologie juive et du Jésus juif. En tant que créature, je ne suis donc pas censée exister selon la logique européenne.
Pour moi, c’est devenu une obsession : je veux nous mettre sur la carte. Et par nous, j’entends les chrétiens arabes, les Arabes chrétiens ou simplement les groupes chrétiens autochtones de la Méditerranée orientale. Il existe un christianisme autochtone fascinant et sous-exploré que je veux mettre sur la carte de la théologie et de l’histoire. Et de la politique ! D’une manière ou d’une autre, mes recherches ont évolué au point qu’aujourd’hui, je me concentre sur les Palestiniens chrétiens déplacés internes de la Galilée. Ma thèse est une « ethnographie narrative » de ce groupe particulier - une méthodologie inspirée par l’essai emblématique de Lila Abu-Lughod, « Writing Against Culture ».
Donc, d’une certaine manière, c’est cette expérience européenne qui a ravivé le traumatisme.
L’Europe a apporté un traumatisme ou a réveillé « le » traumatisme. Il n’est pas facile de naviguer dans son monde intérieur. Lorsque j’ai commencé ma thèse, je ne me considérais pas comme une personne traumatisée, du moins pas directement. J’ai hérité de tant de traumas que je n’en ai pris conscience qu’au cours des deux ou trois dernières années. C’est ainsi que les choses évoluent en Palestine. Nous ne sommes pas politisés par nos familles, mais par l’oppression directe et la violence d’État. Les membres de ma famille ne m’ont jamais dit : « Tu es déplacée, tu es colonisée, tu portes un traumatisme historique et collectif ». Personne ne me l’a dit. Ni quand j’étais enfant, ni quand j’étais adolescente, ni même quand nous avons commencé à célébrer Pâques chaque année à Ma‘loul en 2002 ou 2003.
Nous pouvions toujours voir les ruines des maisons, l’église au milieu des ruines, et pourtant le traumatisme n’était pas vraiment quelque chose que je pouvais clairement ressentir dans mon cœur. Lorsque j’ai commencé mes recherches, je pensais que j’aurais travaillé sur les « identités politiques et religieuses » chez les Palestiniens chrétiens déplacés internes. Au cours de mes enquêtes de terrain, les gens ont commencé à me parler d’autre chose : du sentiment de déracinement, qui résonnait avec moi ; du fait de ne jamais se sentir chez soi quel que soit le lieu où l’on habite, qui résonnait avec moi aussi. Je n’avais jamais pensé que c’était là un produit de la Nakba. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai quitté Palestine-Israël : parce que je ne pouvais plus supporter ce sentiment de ghurba (éloignement), d’exil au sein même de ma patrie. Le terrain m’a apporté des éléments intéressants, jusqu’à ce que j’élabore un tout autre plan pour ma thèse de doctorat sur les traumatismes historiques et le christianisme autochtone.
Ce changement que tu décris, où t’a-t-il menée et où en es-tu aujourd’hui dans tes recherches ? Pourquoi as-tu choisi ce domaine théologique spécifique des relations judéo-chrétiennes ?
Je n’ai pas choisi ce domaine spécifique. Les choses ont évolué jusqu’à ce que je devienne une voix dans la recherche historique sur Jésus et dans le champ des relations judéo-chrétiennes (Jewish-Christian Relations, JCR). La question est plutôt : qu’est-ce qui m’a amenée à la théologie ? J’ai fait mon premier master à Haïfa : j’ai étudié pour devenir conseillère pédagogique. J’ai travaillé au ministère de l’Éducation pendant deux ans et je me suis rendue compte que les étudiants n’étaient pas traités dignement sur le plan spirituel. Personnellement, je n’ai pas reçu une éducation particulièrement religieuse. Mon père n’est pas croyant, ma mère a une foi simple, elle ne nous a jamais vraiment forcés à prier. Nous avions donc la liberté de nous moquer de Dieu ou de le suivre. À l’époque, je me définissais comme séculière, mais je sentais qu’il manquait quelque chose de spirituel dans le système éducatif.
J’ai donc quitté mon emploi de conseillère pédagogique et je suis retournée à l’Université de Haïfa où j’ai écrit un mémoire sur l’écoféminisme dans l’éducation, ce que j’ai ensuite voulu poursuivre dans le cadre de mon doctorat. Cela fait toujours partie de moi. Je ne peux pas séparer la justice écologique de la justice sociale. Lorsque je suis arrivée ici, j’ai commencé mon deuxième master en théologie juive à l’Université de Potsdam. C’est là que je me suis rendue compte que nous, chrétiens autochtones de la Méditerranée orientale, n’existons pas pour l’Europe. Alors, où sommes-nous ? Qui sommes-nous ? Nous sommes censés avoir de l’importance pour le « grand monde chrétien civilisé » ! Au début, j’ai repoussé leurs attaques avec acharnement. J’ai essayé de réfuter leurs stéréotypes sur les Arabes, les Orientaux, les Marrons. C’est inutile. Je ne suis ni juive ni musulmane, et pourtant je suis régulièrement victime d’antisémitisme et d’islamophobie.
Ce n’est pas une question de religion. Nous ne sommes pas trois religions au sens où l’on pourrait être religieux ou séculier. J’ai commencé à comprendre, petit à petit, ce qui empêche vraiment l’homme blanc d’accepter, de percevoir mon existence. En fait, j’ai beaucoup appris de mes pairs rabbins. Je suivais un programme destiné à former des rabbins et c’est là que j’ai commencé à réaliser qu’il y avait quelque chose de théologiquement manquant ou de théologiquement manipulé à propos de nous que je devais réparer d’une manière ou d’une autre. C’est là que j’ai commencé à m’intéresser au champ des relations judéo-chrétiennes, et c’est là que j’ai appris à connaître le Jésus-Christ européen, qui est le « seul » fils de Dieu. Toujours blond, toujours blanc et, plus troublant encore, qui a toujours le langage corporel d’un conquérant. Pourquoi le Jésus blanc a-t-il la même gestuelle que Jules César ? Donnez-moi une raison, je ne comprends pas.
Comment tes recherches remettent-elles en question cette approche théologique ?
D’après mon expérience des six dernières années en théologie, je pense que le domaine des relations judéo-chrétiennes, qui était censé favoriser la réconciliation judéo-chrétienne après l’Holocauste, est une bulle américano-eurocentrique. Je pense qu’il n’y a jamais eu de véritable remise en question de la pathologie centrale qu’est l’antisémitisme.
Comment ton travail est-il perçu en Palestine et en Allemagne dans cette niche académique très particulière au sein de laquelle tu évolues ?
Je n’en suis qu’au début, je n’ai que deux publications. Dans mon entourage immédiat, je suscite des intimidations, en particulier de la part de mes collègues dans le champ des JCR, qui ne peuvent tout simplement pas me gérer. Ils peuvent gérer un chrétien blanc (d’origine occidentale ou européenne) et un Juif européen. Or je suis une Arabe palestinienne chrétienne autochtone qui parle couramment l’hébreu et aime que l’islam fasse partie de ses traditions et de son savoir incarné.
« Dans notre région, les Arabes chrétiens (Masihin) ont toujours partagé la vie, les luttes et les traditions des Arabes musulmans et des Arabes juifs. Je crois que nous devons travailler sur l’antisémitisme et l’islamophobie ensemble, comme les deux faces d’une même pièce. »
Je nie que Jésus ait eu pour mission d’inventer quoi que ce soit de nouveau, laisse tomber le christianisme impérial. J’aime toutes les versions locales de Jésus. J’aime sa version musulmane, sa version locale masihy, sa version juive. Peut-être n’est-il qu’un Messie raté - cette version est également valable pour moi. La version qui n’est pas valable pour moi est celle où il devient l’icône de l’Empire. Ce Jésus n’est presque jamais véritablement remis en question dans le champ des relations judéo-chrétiennes, comme si cette figure blanche anhistorique de Jésus n’était pas liée à des siècles d’antisémitisme en Europe. Dans mon travail, je fais la différence entre le christianisme occidental ou impérial et le christianisme autochtone palestinien, appelé en arabe Masihiya. En outre, je veux récupérer le Jésus juif historique dans une mesure qu’aucun des spécialistes des JCR, soient-ils chrétiens ou juifs, n’ose faire.
Jusqu’à présent, je suis très déroutante pour eux et je suis consciente du malaise que j’apporte dans ces cercles, en particulier parce qu’ils ont l’habitude d’accuser d’antisémitisme tout théologien palestinien ou tout théologien de la libération du Sud global. Ils sont allergiques aux lectures méridionales de la Bible et au postcolonialisme lorsqu’il est exprimé par des personnes marrons et noires. D’après mon expérience, la bulle des JCR semble avoir réconcilié des siècles d’antisémitisme avec l’islamophobie, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais je dois aussi dire que j’ai eu beaucoup de chance de recevoir le soutien d’autres chercheurs en théologie, en dehors de la niche des JCR, qui travaillent sur l’islamophobie et l’antisémitisme de manière conjointe, et qui apprécient d’avoir une chercheuse comme moi qui n’est ni juive ni musulmane, mais qui s’identifie avec les deux et nie le christianisme impérial.
Après tout, dans notre région, les Arabes chrétiens (Masihin) ont toujours partagé la vie, les luttes et les traditions des Arabes musulmans et des Arabes juifs. J’aime la position que j’occupe dans ce champ. Je crois que nous devons travailler sur l’antisémitisme et l’islamophobie ensemble, comme les deux faces d’une même pièce. Je suis très passionnée par mon travail et j’ai le sentiment que ma voix est singulière et probablement nécessaire à notre époque, et je dis ça en toute humilité.
Mais en Allemagne, la situation doit être très difficile, même avec un soutien aussi extraordinaire.
Depuis octobre 2023, je m’isole activement. J’ai peur de la police, j’ai continuellement peur. Ceci devrait être le traumatisme de mes parents, pas le mien. Ce sont eux qui ont vécu le régime militaire, pas moi. À Berlin, je ne parle plus beaucoup en dehors de mes cercles universitaires. Je ne parle même plus allemand. Je ne rencontre que mes amis chercheurs, mais j’ai à peine l’impression d’être une étudiante sur le campus. L’année dernière, j’ai vu de mes propres yeux des policiers frapper des manifestants, c’est pourquoi j’ai également arrêté d’aller aux manifestations. Ici, la police sociale rend l’atmosphère effrayante. Mais c’est effrayant partout, surtout aux États-Unis maintenant. Je suis censée aller à Harvard pour parler de Masihiya cette année, si ce n’est pas annulé. Souhaite-moi bonne chance, tous les deux jours il y a une nouvelle catastrophe.