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Photo du rédacteurThomas Vescovi

L’instrumentalisation de l’antisémitisme, cas pratiques

Par Thomas Vescovi, membre du comité de rédaction


En même temps que La Fabrique sort un livre sur la lutte contre l’antisémitisme et son instrumentalisation, qui doit permettre d’alimenter ce débat essentiel, nous publions cette contribution à la réflexion générale. Face à l’urgence d’une mobilisation contre la multiplication des actes et propos antisémites, le front antiraciste se fracture aux dépens de son efficacité. Parmi les multiples causes, une instrumentalisation flagrante de l’antisémitisme visant à criminaliser la critique d’Israël, voire à nier des réalités scientifiquement établies.


Les organisations juives « Jewish Voice for Peace » et « If not now » manifestant sur Hollywood Boulevard,

à Los Angeles, le 15 novembre 2023.


 

Au premier semestre 2024, le ministère de l’Intérieur a comptabilisé en France 887 actes antisémites, contre 304 sur la même période de 2023. Ces statistiques alarmantes rejoignent celles de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) dont le rapport 2023 relève une très forte augmentation des actes racistes, avec « en particulier une explosion des actes antisémites », concentrés essentiellement sur le dernier trimestre, suivant le 7 octobre 2023. La CNCDH pointe également un léger recul de la tolérance à l’égard de « de toutes les minorités », avec une « plus forte baisse » concernant les juifs, tout en relativisant par ailleurs, puisque « la hiérarchie de l’acceptation perdure dans le temps : les groupes les mieux acceptées étant les Noirs et les Juifs ». Enfin, le rapport constate que « depuis l’année 2000 et le début de la seconde Intifada, le conflit israélo-palestinien a souvent déclenché en France des vagues d’antisémitisme mais jamais à un tel niveau ». Et d’ajouter que, « malgré l’émergence d’un “nouvel antisémitisme”, qui s’appuierait sur un antisionisme amalgamant et diabolisant « juifs », « israéliens » et « sionistes », les résultats tendent à montrer que les opinions antisémites restent largement structurées par les vieux stéréotypes associant les juifs au pouvoir et à l’argent. »

 

Pour autant, les interprétations de ces faits diffèrent. Le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), par la voix de son président Yonathan Arfi, y voit une concomitance avec l’attaque du Hamas : les actes antisémites commis en France marqueraient une forme de soutien aux actions perpétrées contre des Israéliens et seraient alimentés par les appels au boycott ou aux sanctions à l’encontre d’Israël. À l’inverse, l’historien et journaliste Dominique Vidal partage le constat de la CNCDH, affirmant que « chaque guerre d’Israël entraîne une vague de violences contre les juifs » mais, tout comme le journaliste franco-israélien Sylvain Cypel, il perçoit dans la hausse majeure des actes antisémites des réactions mortifères à la destruction de Gaza et aux images des dizaines de milliers de civils palestiniens tués au nom de la sécurité d’un État qui se présente comme « juif » et que la Knesset a défini en 2018 comme « État-nation du peuple juif ».

 

Il n’en reste pas moins que des attentats de la rue Copernic en 1980 à celui contre le magasin Hyper Cacher en 2015, sans oublier les meurtres commis par Mohamed Merah en 2012 et l’assassinat d’Ilan Halimi en 2006, les Français juifs ressentent indéniablement une insécurité qui peut les conduire à penser qu’ils font face aux mêmes menaces que les Israéliens. Un sentiment précisément nourri par les tenants de l’instrumentalisation de la lutte contre l’antisémitisme, dont le seul objectif reste la défense de l’État d’Israël et la relativisation des crimes commis par son armée.

 

Dès lors, quelles dynamiques sont à l’origine de cette instrumentalisation de l’antisémitisme qui fracture le camp antiraciste ? 


Juif, sioniste, israélien : alimenter ou rompre les amalgames ?

 

Le 19 juin 2024, au micro de RTL, le directeur de l’Observatoire de l’éducation à la Fondation Jean Jaurès, responsable formations au Mémorial de la Shoah et enseignant d’histoire-géographie, Iannis Roder, est interrogé sur l’antisémitisme qui s’exprime à l’école. Il y perçoit trois sources principales : « une extrême droite classique », « des élèves qui se réclament d’eux-mêmes de l’islam », et celle issue « du discours qui est aujourd’hui banalisé de groupes comme LFI qui criminalise Israël en parlant sans arrêt d’apartheid, de génocide etc… Et qui donc en criminalisant Israël, criminalisent quelque part les juifs, puisque pour beaucoup d’élèves les confusions sont telles que les Français juifs seraient comme les Israéliens. »

 

L’inversion donne le vertige. Durant des décennies, la lutte contre l’antisémitisme visait, en plus des historiques préjugés racistes, à combattre les amalgames en distinguant la politique coloniale et répressive menée par le gouvernement israélien des juifs de par le monde. Or, pour Roder, il ne s’agit plus de marquer une distinction entre la politique critiquable de l’État d’Israël et les juifs, mais de pointer ceux qui analysent et documentent cette politique au motif que certaines critiques alimenteraient le ressentiment raciste à l’égard des juifs. Aussi déstabilisante que puisse être, en tant qu’enseignant, l’expression des élèves qui soutiennent des opinions opposées aux siennes, il semble nécessaire de rappeler quelques éléments majeurs pour les tenants de la position développée par Roder.

 

Tout d’abord, observer l’existence d’un apartheid à l’encontre des Palestiniens repose sur une large littérature juridique, à commencer par la décision de la Cour internationale de Justice rendue le 19 juillet 2024, mais aussi scientifique et des rapports d’ONG tels que les Israéliens d’Icahd, d’Adalah, de Yesh Din ou de B’tselem, les Palestiniens d’Al Haq, Addameer ou Al Mezan, et les internationales comme Humans Rights Watch et Amnesty International. Les débats qui existent entre ces acteurs pleinement reconnus pour la rigueur de leur travail reposent sur le degré d’apartheid, à savoir uniquement dans les Territoires palestiniens occupés ou également au sein de la société israélienne, ainsi que la date des prémisses de cet apartheid : 1948 ou 1967.

 

Ensuite, voir dans la guerre à Gaza la mise en pratique d’une politique génocidaire doit encore faire l’objet d’une enquête juridique approfondie. Cependant, de nombreux éléments peuvent justifier l’emploi de ce terme en considérant intellectuellement que l’accusation soit fondée. Premièrement, la Cour internationale de Justice (CIJ), dans son avis du 26 janvier 2024, parle d’un « risque plausible, réel et imminent de génocide » dans la bande de Gaza. Deuxièmement, de nombreux spécialistes des crimes de masse et génocides, à l’instar des huit cents signataires de la déclaration publique publiée en octobre 2023 ou de l’analyse détaillée de l’historien israélien Omer Bartov, soutiennent le qualificatif de « génocide » pour caractériser la guerre israélienne menée contre les Palestiniens de la bande de Gaza.

 

Ces deux rappels en amènent un troisième, qui en règle générale s’accompagne du refus de l’emploi du terme apartheid ou de l’incompréhension à saisir l’origine de la violence à caractère génocidaire pratiquée par l’armée israélienne dans la bande de Gaza. Si le paradigme du différend entre deux nations pour appréhender « Israël-Palestine » continue d’être préféré dans le débat médiatico-politique, il demeure un choix particulièrement discutable et aucunement excluant. Préférer une lecture donnant la primauté à l’histoire coloniale, faisant d’Israël un « État colonial », revient à s’appuyer sur des décennies de recherches et d’études scientifiques, palestiniennes, israéliennes, occidentales dont françaises. Comme le rappelle la sociologue Caterina Bandini dans une tribune pour La Croix , « la nature coloniale du sionisme et, par conséquent, de l’État d’Israël a été envisagée par les Palestiniens et les premiers sionistes eux-mêmes. Les Palestiniens se sont historiquement représenté leur condition comme une forme de domination coloniale ; tandis que le sionisme s’est inspiré du discours colonial, hégémonique dans l’Europe de la seconde moitié du XIXe siècle, marquant inévitablement la construction de l’ethos national israélien. » 

 

En conséquence, il semble hasardeux de chercher inlassablement à faire croire aux élèves, aux étudiants et à toute la jeunesse qu’ils participent à la diffusion d’un antisémitisme au motif qu’ils emploient un vocabulaire scientifiquement fondé pour parler d’Israël. Cela produit naturellement une confusion grave, crispe le débat et nuit mécaniquement à la lutte essentielle contre l’antisémitisme. En effet, en plus d’être hasardeuses, de telles rhétoriques s’avèrent particulièrement dangereuses par le brouillage des lignes qu’elles impliquent : il ne faut pas écarter le risque de voir des concitoyens, égarés dans la distinction entre ce qui est antisémite et ce qui ne l’est pas, tomber dans le piège d’une certaine extrême droite qui manipule cyniquement ces confusions. Les réseaux Dieudonné et Soral ont largement su surfer sur ces confusions en draguant les citoyens critiques d’Israël par la promotion d’un prétendu antisionisme qui ne servait que de vitrine à de réels démarches et projets antisémites.

 

Israël, avant-garde du choc des civilisations”

 

Chez une partie des intellectuels et dirigeants politiques occidentaux, l’idée que la lutte contre l’antisémitisme passe par la défense de l’existence de l’État d’Israël s’est progressivement enracinée. Cette conviction est issue de dynamiques propres à la société française, mais aussi de l’évolution politique d’Israël.

 

En France, la lutte contre l’amalgame entre « juif » et « israélien » n’a cessé d'être fragilisée par l’évolution d’une partie de la communauté juive française. Comme le retrace le journaliste Charles Enderlin dans son essai Les Juifs de France entre République et sionisme, à partir des années 1970 le « franco-judaïsme » aurait laissé place à un « franco-sionisme ». Le passage d’un paradigme à l’autre est symbolisé par la nouvelle charte du CRIF, adoptée en 1977, qui définit l’« appartenance du juif français au peuple juif en Israël et en diaspora ». Enderlin voit ce moment comme le point de départ d’un engagement résolu à réclamer des autorités françaises un soutien manifeste à l’État d’Israël, et ce quel que soit la politique menée par ses dirigeants, avec quelques discontinuités en fonction des présidences du CRIF.

 

Du côté d’Israël, à partir du début des années 2000, l’État n’exige plus seulement d’être reconnu en tant qu’État à part entière ayant droit à exister, mais également comme « État-nation du peuple juif ». Suivant cette logique, s’attaquer à Israël reviendrait à s’en prendre à l’ensemble des juifs de par le monde. La résistance palestinienne se trouve réduite au caractère islamiste de certaines organisations, tandis que la lutte globale des Palestiniens pour leur droit à la souveraineté s’efface dans une lecture civilisationnelle du conflit. Les dirigeants israéliens plaident pour ce nouveau paradigme du choc des civilisations prôné par les néo-conservateurs : judéo-chrétiens contre musulmans, Occident contre Orient. Les jeunes soldats de l’armée israélienne ne s’engageraient plus seulement pour « défendre » le pays mais ils participeraient à une lutte globale contre le « terrorisme islamiste », dont Israël serait l’avant-garde. Les F16 qui réduisent Gaza en champ de ruines affronteraient le même ennemi qui a frappé New-York en 2001 ou Paris en 2015. Cette analogie sans fondement scientifique, qui permet de masquer les rapports de domination d’ordre coloniale, est pourtant relayée par nombre d’intellectuels : le géopolitologue Frédéric Encel et le journaliste Philippe Val tenaient ainsi une conférence en janvier 2017 à la Tal Business School de Tel-Aviv intitulée « France – Israël, deux démocraties face au fléau islamiste ».

 

Antisémitisme à gauche : un débat impossible ?

 

Il ne faut pour autant en aucun cas faire l’économie de la réalité d’une utilisation de la cause palestinienne par des courants antisémites d’extrême droite. Du côté de la pensée de gauche française, la persistance de préjugés antisémites nuit indubitablement à la construction d’un discours politique antiraciste audible et crédible. Or, ce débat à gauche parait impossible à mener sereinement tant que la confusion entre dénonciation d’Israël et attaque anti-juive persiste. Pour le dire autrement, tant qu’à la dénonciation de propos à caractère antisémite prononcés à gauche sera mélangée une instrumentalisation de la lutte contre l’antisémitisme pour disqualifier des adversaires politiques critiques à l’égard d’Israël, le front antiraciste continuera de se fracturer dans ce débat rendu impossible. L’objectif d’un tel débat n’est pas d’effacer la violence et la persistance de l’antisémitisme en France, encore et toujours porté par l’extrême droite, mais de lutter contre sa réalité, d’être capable de définir les contours de ce qui s’entend par « antisémite » et s’accorder sur l’ennemi à combattre.  

 

Confrontés aux critiques de plus en plus nombreuses et radicales de la politique israélienne, certains intellectuels ou responsables politiques font de la préservation de l’idéal sioniste, et par prolongement de l’existence de l’État d’Israël, la motivation principale de leur engagement pour « la paix au Proche-Orient ». Ainsi, les manifestations de solidarité avec la Palestine sont épiées pour y déceler des slogans à caractère antisioniste, sous prétexte d’une assimilation à de l’antisémitisme. Et ce alors même que partout en Occident des intellectuels juifs expriment leur effroi face à ce que devient Israël, quitte à relire l’histoire du sionisme d’un point de vue strictement colonial et impérialiste – c’est à dire comme la littérature scientifique palestinienne l’a toujours perçu.

 

Cette lecture antisioniste s’illustre par l’emploi d’expressions et de slogans appelant à la liberté pour les Palestiniens « du Jourdain à la mer Méditerranée », considérant que l’oppression ne se limite pas aux Territoires occupés. Il peut aussi s’agir d’une volonté de questionner la création d’Israël pour soutenir d’autres formes politiques (État binational, État confédéral…), loin des intentions antisémites prêtées par certains aux étudiants et manifestants qui emploient ce vocabulaire. Se proposant d’analyser l’expression « d’une Palestine libre de la mer au Jourdain », Nadav Joffre du collectif juif décolonial Tsedek y voit « une protestation contre l’histoire et la fragmentation de la Palestine » ainsi que « l’attachement du peuple palestinien à son territoire », tout en constituant aussi un « projet politique : « Palestine sera libre » [renvoyant] à l’aspiration du peuple palestinien à la libération, à la justice et à l’égalité sur l’ensemble de ce territoire. »

 

Ainsi, comme l’exprime Caterina Bandini dans la tribune citée précédemment : « Parler de la colonialité de l’État d’Israël ne revient pas à souhaiter sa destruction, mais à en revendiquer une transformation radicale. »

 

L’antisionisme en ligne de mire

 

En assimilant l’antisionisme et la parole décoloniale à de l’antisémitisme, le principal enjeu est sa criminalisation. Récemment, le sénateur Stéphane Le Rodulier (Les Républicains) a annoncé le dépôt d’une proposition de loi visant à « procéder à une autonomisation pénale des infractions d’antisémitisme ». L’article 5 affirme : « Le fait de contester l’existence de l’État d’Israël en remettant en cause le droit à la population israélienne à jouir souverainement, sous l’autorité effective d’un gouvernement, d’un territoire déterminé constitue une contestation antisioniste qui est punie d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. »

 

Comme cela avait déjà été le cas avec la résolution du député Sylvain Maillard votée en décembre 2019 par l’Assemblée nationale, ce dépôt de loi a pour objectif d’utiliser tous les moyens possibles pour préserver l’État d’Israël des critiques les plus radicales en en faisant des cibles de la lutte contre l’antisémitisme. Ce qui se joue ici tient en réalité à l’enracinement, ou non, de l’amalgame entre l’État d’Israël et les communautés juives de par le monde. Parallèlement, les résistances s’organisent avec un renouveau de l’activisme et de la pensée juive décoloniale. Le 3 octobre 2024, lors du lancement de l’European Jews for Palestine, l’anthropologue Eléonore Merza-Bronstein a pris la parole pour l’Anti-Zionist Jewish Alliance in Belgium (AJAB) : « Il ne faut plus laisser les soutiens d’Israël, dans leur acception la plus large, de la gauche institutionnelle à l’extrême droite, le terrain de la lutte contre l’antisémitisme ». Elle ajoute : « Rejetez tout amalgame entre sionisme, antisionisme et antisémitisme. L’antisémitisme est un racisme, un délit ; l’antisionisme est une critique politique légitime d’un État colonial qui bafoue le droit international depuis 76 ans. Le sionisme est non seulement une injustice historique faite aux Palestiniens, […] il nous met, juives et juifs, en danger parce qu’il prétend parler en notre nom. »

 

En conclusion, il est inconcevable d’imaginer pouvoir lutter efficacement contre l’antisémitisme en alimentant les confusions décrites précédemment, en criminalisant l’antisionisme, et en relativisant, voire en soutenant, des politiques suprémacistes au Proche-Orient. A fortiori lorsqu’elles placent les juifs dans une situation d’insécurité permanente, parce que mises en place par un État qui revendique d’agir en leur nom.

 


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