Par Gilbert Achcar, professeur en études du développement et relations internationales à la School of Oriental and African Studies (SOAS) de l’université de Londres.
Face à l’horrible spectacle de la destruction de Gaza, le mouvement mondial dénonçant cette guerre génocidaire constitue l’une des rares lueurs d’espoir. Mais sous prétexte d’accusation d’« antisémitisme », l’élimination du peuple palestinien s’accompagne désormais d’une tentative d’anéantissement par la criminalisation de la défense des droits des Palestiniens.
Mobilisation étudiante à l'université de Genève.
La mobilisation de la jeunesse dans les universités américaines, s’étendant à d’autres pays, a provoqué de telles réactions des milieux pro-israéliens qu’elles ne font que confirmer son importance, qu’il ne serait pas exagéré de qualifier d’historique. En effet, l’émergence d’un mouvement de masse favorable à la cause palestinienne dans les pays occidentaux, en particulier au sein même de la superpuissance sans laquelle Israël ne serait pas en mesure de mener la guerre génocidaire actuelle, constitue une évolution très inquiétante aux yeux du lobby pro-israélien. Cela menace d’instaurer parmi la nouvelle génération un rejet de la barbarie sioniste qui égale le rejet de la barbarie impériale américaine il y a plus d’un demi-siècle, qui fut l’un des principaux facteurs ayant poussé Washington à mettre fin à son agression contre le peuple vietnamien et retirer ses forces de son pays en 1973.
Une prétendue haine des juifs comme seule grille d’analyse
Ce précédent historique est fortement présent dans l’esprit des partisans d’Israël dans les pays occidentaux, car tous ces pays ont connu le mouvement contre la guerre du Vietnam qui a même joué un rôle de premier plan dans la vague mondiale de radicalisation politique de gauche du mouvement étudiant à la fin des années soixante. La sonnette d’alarme a donc sonné dans les milieux sionistes et chez leurs partisans, les incitant à lancer une campagne violente contre le mouvement de solidarité avec le peuple palestinien, cherchant à le faire taire par divers moyens répressifs, de la violence idéologique à la violence policière, accompagnée de violence juridique.
Ces efforts d’oppression ne sont, bien sûr, pas nouveaux. Ils font partie d’une guerre idéologique qui a commencé dès le début du projet sioniste et s’est intensifiée au fur et à mesure de sa mise en œuvre en Palestine sous les auspices du colonialisme britannique. La bataille atteignit son apogée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les Nations Unies, nouvellement créées à l’époque sous l’hégémonie des pays du Nord, ont examiné la question de la partition de la Palestine et de l’octroi au mouvement sioniste du droit d’y établir son État. À ce stade, l’effort sioniste dans la « guerre des récits » se concentra sur la représentation du refus des Palestiniens de l’établissement d’un État sioniste sur la majeure partie de leur territoire national comme s’il était inspiré par un « antisémitisme » semblable à la haine des Nazis envers les Juifs et en représentant la continuation. Ils présentèrent ainsi la mainmise sioniste sur la majeure partie de la terre de Palestine en 1948, accompagnée du déracinement de la plupart de ses habitants autochtones, comme la dernière bataille contre le nazisme, déformant et déguisant ainsi la réalité de cette usurpation, qui était en fait le dernier épisode du colonialisme de peuplement.
Au fil du temps, la propagande sioniste est devenue plus fervente en accusant toute personne hostile au projet sioniste de haine contre les Juifs et de continuation du nazisme. Deux exemples, parmi d’autres, sont Gamal Abdel Nasser, puis Yasser Arafat, tous deux présentés par cette propagande comme des homologues d’Adolf Hitler. Cette équation atteignit le comble de l’absurdité et du grotesque dans la réponse que fit Menahem Begin, leader du parti Likoud dont les origines fascistes sont bien connues, et Premier ministre israélien lors de l’invasion du Liban par l’armée sioniste en 1982, à Ronald Reagan, alors président des États-Unis, qui, dans une lettre à Begin, avait exprimé son inquiétude quant au sort de la population civile de Beyrouth assiégée. Dans sa réponse, Begin écrivit : « En tant que Premier ministre, je me sens le pouvoir de donner des instructions à une vaillante armée faisant face à “Berlin” où, parmi des civils innocents, Hitler et ses hommes de main se cachent dans un bunker profondément enfoui. »
Redéfinir l’antisémitisme pour défendre l’image d’Israël
Le zèle de la propagande sioniste s’est accru dans le recours aux accusations d’antisémitisme et aux comparaisons avec le nazisme, à mesure que l’image de l’État d’Israël s’est dégradée dans l’opinion publique internationale, et en particulier dans l’opinion publique occidentale. Le fait est que cette image s’est progressivement détériorée à mesure que l’État d’Israël est passé du mythe d’un État rédempteur de l’extermination des Juifs par les Nazis et gouverné par les pionniers d’un rêve socialiste dirigés par un « parti ouvrier », à la réalité d’un État militariste expansionniste, gouverné par l’extrême droite. Cette transformation d’image s’est accélérée avec l’occupation israélienne du territoire libanais (1982-2000) et la répression de la première Intifada dans les territoires occupés de 1967, qui atteignit son apogée en 1988, puis plus tard avec les attaques sanglantes et destructrices répétées contre la bande de Gaza, à commencer par le « massacre de Gaza » en 2009.
Alors que l’image de l’État d’Israël déclinait, la propagande de ses partisans s’est concentrée sur le rejet de toute critique radicale à son encontre en l’accusant d’antisémitisme. En 2005, certains cercles pro-israéliens formulèrent une définition de l’antisémitisme qui incluait des « exemples » tels que les « comparaisons entre la politique israélienne contemporaine et celle des Nazis ». En d’autres termes, cela signifie que la comparaison par les sionistes de plusieurs de leurs ennemis arabes avec le nazisme est acceptable, tout comme la comparaison entre n’importe quel État et le nazisme, à l’exception de l’État d’Israël, dont la comparaison avec le nazisme constitue une forme d’antisémitisme simplement parce qu’il est « juif ». La définition donne aussi comme exemple « que l’existence de l’État d’Israël est le fruit d’une entreprise raciste ». Autrement dit, qualifier de raciste tout projet qui vise à créer un État sur la base d’une discrimination raciale ou religieuse est acceptable, à l’exception du projet de « l’État juif », pour lequel cette étiquette est taboue.
En 2016, l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA) faisait sienne cette définition, avant de lancer une campagne dans divers pays occidentaux, les appelant à l’adopter officiellement afin d’étouffer les critiques du sionisme. La campagne réussit à convaincre les parlements de pays comme l’Allemagne et la France d’adopter la définition. Elle aboutit même à une tentative visant à amener l’Assemblée générale des Nations Unies à adopter la même définition. Cette tentative a cependant échoué, surtout après que la Rapporteuse spéciale sur les formes contemporaines de racisme eût déconseillé en octobre 2022 l’adoption de la définition de l’IHRA. Bien sûr, la ferveur parmi les partisans de l’État d’Israël est revenue et a atteint des formes frénétiques devant l’escalade actuelle de la condamnation mondiale de la guerre génocidaire que l’État sioniste mène à Gaza depuis sept mois.
Antisémites et pro-israéliens
Les États-Unis étant eux-mêmes un théâtre majeur de cette condamnation, notamment de la part de la jeunesse étudiante comme souligné au début de cet article, la Chambre des représentants du Congrès américain a adopté le 1er mai un projet de loi, présenté par un représentant républicain en octobre de l’année dernière, appelant à l’adoption de la définition de l’IHRA comme base pour « l’application des lois fédérales anti-discrimination concernant les programmes ou activités éducatives et à d’autres fins ». 320 représentants ont voté en faveur de ce projet de loi, et 91 contre. 133 représentants du Parti démocrate se sont joints aux républicains pour voter en faveur du projet de loi, tandis que 70 représentants démocrates et 21 représentants républicains ont voté contre (avec 18 abstentions). S’il était normal que des représentants de la gauche démocrate votent contre le projet de loi pro-israélien, il fut très étrange de voir des représentants de l’extrême droite républicaine le rejeter également, y compris la réactionnaire furibonde Marjory Taylor Greene, la plus extrémiste des partisan.e.s de Donald Trump – au point que celui-ci semble presque modéré comparé à elle.
N'allez pas penser que les fanatiques de la droite républicaine se sont opposés à l’effort visant à réprimer le mouvement dénonçant la barbarie israélienne en raison de leur attachement à la liberté d’expression. Ce sont les partisans les plus enthousiastes de l’État sioniste, encore plus depuis que le gouvernement de ce dernier inclut des personnes qui, comme eux, appartiennent à la droite extrême. Ils sont également favorables à la suppression de la liberté d’expression chaque fois qu’elle concerne des opinions qu’ils abhorrent, et ils appellent frénétiquement à une escalade de la répression contre les étudiants qui s’opposent à la guerre génocidaire d’Israël. La raison de leur opposition au projet de loi réside simplement dans leur fidélité à l’antisémitisme traditionnel, qui a longtemps inspiré une partie importante des partisans du sionisme. Ces antisémites partagent le point de vue du sionisme selon lequel l’État d’Israël est la seule patrie des Juifs, tout en détestant la présence des Juifs dans leur pays (comme ils détestent la présence des musulmans).
L’un des arguments antisémites traditionnels pour justifier l’hostilité à l’égard des Juifs étant de les rendre collectivement responsables du « meurtre du Christ », sous prétexte que les Évangiles accusent une foule juive d’avoir condamné à mort le Christ, et alors que les exemples d’antisémitisme donnés par la définition de l’IHRA incluent « l’affirmation selon laquelle les Juifs auraient tué Jésus », les Républicains qui ont voté contre le projet de loi ont justifié leur position non pas par le fait qu’il empêcherait la critique du sionisme et de son État, ce qu’ils saluent bien sûr, mais par leur crainte qu’il prohibe les positions antisémites traditionnelles s’il venait à être transformé en loi. C’est pourquoi les partisans les plus enthousiastes de l’État « juif » se sont opposés à la restriction de la liberté des véritables haïsseurs des Juifs. Faut-il pleurer, faut-il en rire ?
Article en arabe : https://daraj.media/120421/
Article en anglais : https://daraj.media/en/120444/
Gilbert Achcar est notamment l'auteur de Les Arabes et la Shoah. La guerre israélo-arabe des récits (2009), où il réfute les tentatives qui visent à décrire la position arabe comme inspirée par le nazisme. Nous vous invitons également à lire son autre article dans Yaani où il réfute les mêmes accusations concernant l’opération « déluge d’Al-Aqsa » : « Gaza : le 7 octobre en perspective historique ».