Par Nathan Jobert, docteur en science politique affilié au Centre européen de sociologie et de science politique.
La protection des chrétiens d’Orient est une des traditions françaises en Terre sainte. La politique de soutien indéfectible à Israël affirmée par les autorités françaises suite au 7 octobre est venue abîmer encore un peu plus l’histoire et le rôle de la France commémorés par ces vieilles traditions : celle d’une voix singulière et en quête d’équilibre de la France dans les relations israélo-palestiniennes.

Dans un article du 13 novembre 2023, Le Figaro révélait l’existence d’une note interne signée par une dizaine d’ambassadeurs de France au Moyen-Orient et au Maghreb, dans laquelle ces derniers faisaient part – avec le ton feutré qui caractérise la diplomatie – de leur désaccord avec les positions officielles françaises concernant le soutien à l’offensive militaire israélienne à Gaza à la suite des attaques du 7 octobre. Une dissidence rare, voire inédite, de la part du corps diplomatique qui s’ajoute à une longue liste de divergences entre cette administration et la politique étrangère menée depuis l’Élysée par Emmanuel Macron.
Selon ces ambassadeurs, les autorités politiques et le président de la République en tête, mettaient à mal les possibilités pour la France de faire valoir sa singularité sur la question israélo-palestinienne. Cette note met en lumière une croyance historique des diplomates dans la capacité de la France à être un allié de premier plan d’Israël tout en dialoguant avec le monde arabe grâce à une position équilibrée sur la Palestine.
Tensions autour de la quête d’une voix française singulière au Proche-Orient
Cette croyance en un rôle spécifique de la France dans les relations israélo-palestiniennes est une ligne de crête source de nombreuses tensions et parfois de contradictions. À titre d’exemple, la France ne reconnaît pas l’État palestinien mais affirme régulièrement étudier le sujet et prône une solution à deux États. Sur le site officiel du ministère des Affaires étrangères, une rubrique consacrée au processus de paix entre Israël et la Palestine indique ainsi que « la France est l’amie des Israéliens et des Palestiniens » et qu’elle soutient la création d’un État palestinien et le droit d’Israël « à exister et à vivre en sécurité ».
« Lorsque les ambassadeurs en appellent à une position équilibrée de la France dans les relations israélo-palestiniennes, il ne s’agit pas seulement pour eux de jouer sur les deux tableaux. L’enjeu est plutôt de faire advenir une voix singulière de la France en mobilisant son riche passé dans la région. »
Ces éléments de langage traditionnels ont cependant été mis à mal non seulement par le 7 octobre et les guerres régionales menées par Israël qui s’en sont suivies, mais également par les prises de position des autorités politiques françaises face à ces évènements. Les discours martelés par les plus hautes autorités de l’État sur la « solidarité sans faille » de la France envers Israël et sur son droit « légitime », voire « inconditionnel », à se défendre ont marqué une rupture avec les positions historiquement institutionnalisées au sein du Quai d’Orsay.
La dissidence des ambassadeurs français doit alors être analysée non pas seulement comme une réaction à un nouveau positionnement diplomatique, mais aussi comme révélatrice d’une divergence profonde avec Emmanuel Macron sur la manière d’agir lors de crises internationales. Les diplomates sont des hauts fonctionnaires spécialistes du temps long, attachés à la continuité de l’action de la France et aux traditions. Or Emmanuel Macron les a bousculés dès son arrivée au pouvoir par sa volonté de produire des solutions disruptives sans les consulter et sans se référer à leur expertise historique et de terrain. Schématiquement, on peut dire que le président de la République pense la singularité de la France sur la scène internationale à travers sa capacité à être force de propositions innovantes à la résolution des crises. Les diplomates, eux, défendent une vocation de la France tirée de son héritage qu’il convient d’ajuster, moderniser, pour répondre aux problématiques présentes.
Ainsi, lorsque les ambassadeurs en appellent à une position équilibrée de la France dans les relations israélo-palestiniennes, il ne s’agit pas seulement pour eux de jouer sur les deux tableaux. L’enjeu est plutôt de faire advenir une voix singulière de la France en mobilisant son riche passé dans la région. En quelque sorte, la position d’équilibre résiderait, selon eux, dans certaines traditions diplomatiques françaises.
La protection des chrétiens d’Orient, une tradition diplomatique française
L’une d’entre elle est très certainement celle de la protection des chrétiens d’Orient par la France. Inventée au XIXe siècle, cette tradition fait partie intégrante de l’histoire des rapports de la France à Israël et à la Palestine. Depuis le début du XXIe siècle, l’importance pour la France de protéger les chrétiens d’Orient a été réaffirmée dans le cadre de la guerre de 2006 entre Israël et le Liban, puis lors des guerres civiles en Irak et en Syrie durant lesquelles Daech commet, entre autres, des exactions à l’égard de populations chrétiennes. Le rappel à cette tradition par les pouvoirs publics répond également à l’essor, en France, de mobilisations pour défendre la cause des chrétiens d’Orient. En effet, en deux décennies, près de neuf associations se sont créées autour de cette cause, les dons à celles-ci se sont envolés tandis que des politiques et des intellectuels sont montés au créneau dans l’espace public pour appeler à sauver les chrétiens d’Orient.
Malgré des divergences notables entre les militants de la cause, tous s’accordent sur le fait que l’influence de la France dans la région est corrélée à la perpétuation de glorieuses responsabilités héritées de l’action des souverains catholiques en Terre sainte. La filiation commémorée remonte notamment au XIXe siècle et aux interventions militaires de Napoléon III au nom de son statut de protecteur des catholiques de l’Empire ottoman. En 1852, Napoléon III s’engage ainsi dans la querelle des Lieux saints, puis dans la guerre de Crimée (1853-1856) contre la Russie tsariste qui revendique de son côté le statut de patrie protectrice des chrétiens orthodoxes. C’est d’ailleurs en récompense de son soutien dans cette guerre que le sultan ottoman de l’époque offre à la France l’église Sainte-Anne située dans ce qui constitue aujourd’hui le domaine national français de Jérusalem. Ce territoire, administré par la France dans la ville de Jérusalem, est composé de quatre sites religieux chrétiens (l’Éléona, Abou Gosh, le tombeau des Rois et l’église Sainte-Anne).

Ce domaine français en Terre sainte a fait l’objet de plusieurs incidents diplomatiques entre la France et Israël concernant l’entrée de soldats israéliens dans cet espace de souveraineté français à l’occasion notamment de visites de présidents de la République. Ce territoire est devenu un lieu de commémoration d’une place singulière de la France en Terre sainte. La diplomatie et les autorités politiques françaises mobilisent ponctuellement cette histoire pour atténuer une politique pro-israélienne qui n’a cessé de se renforcer ces dernières décennies.
De manière analogue, la diplomatie française continue de valoriser et d’œuvrer à la préservation des accords de Mytilène (1901) et de Constantinople (1913) signés entre la France et l’Empire ottoman. Ces accords octroient au consulat français de Jérusalem le rôle de protecteur des communautés catholiques de Terre Sainte et celui de garant de certaines de leurs exemptions fiscales et douanières. Ces accords sont toujours en vigueur et ont été reconnus par Israël en 1948, puis par l’Autorité palestinienne en 1997.
Sans en être l’unique inspiration, cet héritage chrétien de la présence française en Israël et en Palestine, constitue sûrement l’un des piliers de la croyance de la diplomatie française en son rôle d’arbitre des relations israélo-palestiniennes. La protection des chrétiens d’Orient a d’ailleurs fait irruption dans le discours des autorités françaises au moment où celles-ci commençaient à infléchir légèrement leur position sur la guerre menée par Israël à Gaza. À la veille de Noël 2023, Emmanuel Macron a ainsi appelé le patriarche latin de Jérusalem pour lui faire part de sa vive préoccupation quant au sort de la paroisse catholique de Gaza. Le Président lui a également réaffirmé « la fidélité de la France à ses engagements (…) notamment au rôle particulier de protection d’un certain nombre de communautés chrétiennes » et a indiqué que cette « responsabilité, héritée de l’histoire, sera pleinement assumée ». Le lendemain de cet appel, le Président complétait un tweet souhaitant de bonnes fêtes aux Français par un message de « solidarité à l’égard des Chrétiens d’Orient et des civils de toutes confessions confrontés à la guerre et aux violences, tout particulièrement ceux qui ont trouvé refuge dans la paroisse latine de Gaza ».
Le ton diplomatique de la France envers Israël est par ailleurs devenu plus ferme lorsque le Liban, et notamment les zones de présence chrétienne, ont commencé à être touchés par des frappes israéliennes. L’attachement de la France à l’intégrité du Liban est directement lié, si ce n’est consubstantiel, à la protection des chrétiens d’Orient.
Le double discours des conservateurs engagés en faveur des chrétiens d’Orient
La tradition de protection des chrétiens d’Orient apparaît alors comme une politique étrangère qui contribue à infléchir, ou du moins à rééquilibrer, le tournant pro-israélien de la politique étrangère française. Il découle de cette tension entre ces deux politiques étrangères françaises, un paradoxe : les personnalités politiques en faveur d’un renforcement de la politique pro-israélienne sont bien souvent les mêmes qui sont également attachées à la protection des chrétiens d’Orient.
« La droite conservatrice et l’extrême droite, si promptes à défendre les racines chrétiennes de la France par la promotion de causes telles que celle en faveur des chrétiens d’Orient, ont été particulièrement silencieuses sur le sort des chrétiens de Palestine victimes de la guerre. »
Il convient ici de faire la distinction entre le champ politique et celui des organisations catholiques engagées en faveur des chrétiens d’Orient. Des organisations telles que l’Œuvre d’Orient ont en effet tenu une ligne beaucoup plus proche de la position d’équilibre historique de la France telle que défendue par le Quai d’Orsay. L’Œuvre d’Orient a ainsi adopté très rapidement une position consistant à condamner les attaques de « l’organisation terroriste du Hamas », à reconnaître le droit « d’Israël à se défendre et à assurer sa sécurité » tout en rappelant que ce droit ne pouvait être « sans limite ». En parallèle, l’organisation a continué de promouvoir le rôle spécifique de médiateurs et de pacificateurs des relations israélo-palestiniennes des chrétiens de Terre sainte.
En revanche, du côté du champ politique, des personnalités engagées en faveur des chrétiens d’Orient telles que Valérie Pécresse, Laurent Wauquiez, Bruno Retailleau ou encore Éric Zemmour ont milité pour un soutien indéfectible à Israël et se sont montrées particulièrement virulentes à l’égard des mobilisations pro-palestiniennes en France. Plus largement, la droite conservatrice et l’extrême droite, si promptes à défendre les racines chrétiennes de la France par la promotion de causes telles que celle en faveur des chrétiens d’Orient, ont été particulièrement silencieuses sur le sort des chrétiens de Palestine victimes de la guerre.
Le spectre politique conservateur et identitaire s’est comme retrouvé dans l’embarras à mesure que son tournant pro-israélien menaçait une tradition diplomatique héritée du catholicisme. Cette tension met en exergue la progression de certaines théories réactionnaires, à tendance islamophobe, qui construisent un rapport au monde centré sur la lutte contre l’islamisme. La nouvelle étape franchie dans le soutien pro-israélien à la suite du 7-Octobre a ainsi été justifiée par la priorité absolue d’éradiquer le Hamas et ce, au détriment d’autres positions et solutions, y compris conservatrices, disponibles dans le répertoire diplomatique français.