Par Thomas Michel, membre du comité de rédaction.
Y a-t-il une place pour faire la fête en Palestine ? Et ce alors que chaque jour voit l'annonce de nouveaux martyrs ? Cet article vise à recontextualiser l'espace de la fête dans le quotidien palestinien des martyrs. Il s'agit ainsi de présenter la scène underground palestinienne et les enjeux qui en découlent, dans une brève analyse de la place des shuhadāʻ dans la société palestinienne.
Photo : Thomas Michel
« Notre existence est une résistance » me disait une partygoer, un soir de fête avant le 7 octobre, dans l’alcôve de la cave oblitérée du Shams Bar à Ramallah. Le DJ, de Jérusalem Est, produit son set et hommes comme femmes se mélangent au centre, discutent, boivent et fument. Tous font la fête malgré l’air endeuillé d’une nouvelle journée de martyrs, plus au nord du pays. De fait, pour certains jeunes issus majoritairement de classes bourgeoises, Ramallah est le lieu on l’on puisse faire la fête malgré les shuhadāʻ, les martyrs. De cette manière, la musique techno et la fête qu’elle engendre représentent une porte de sortie face à l’occupation, ainsi qu’une manière de résister en nourrissant la culture palestinienne. Pourtant, depuis le 7 octobre, la scène musicale techno et les fêtes à Ramallah sont annulées. Le deuil de l’annonce quotidienne de nouveaux martyrs à Gaza et en Cisjordanie entraîne la censure de pratiques jugées décadentes par une majeure partie de la population, et notamment par certains groupes de jeunes hommes conservateurs qui empêchent ces soirées de se produire.
Par sa dimension de divertissement et de fête, la scène techno cause en effet certaines tensions autour de la question du manque de respect des martyrs et de l’amusement comme forme de résistance face à l’occupation qui n’est pas sujet à un consensus au sein de la population palestinienne : « Les gens, ils viennent vers toi et ils te disent : ‘‘Comment tu peux faire la fête alors que des gens meurent tous les jours ?’’ », explique un partygoer. Il est nécessaire de noter que ce phénomène, bien qu’amplifié aujourd’hui par la guerre israélienne à Gaza, existait bel et bien avant le 7 octobre et étouffait déjà les artistes DJs, producteurs de musiques et partygoers palestiniens qui s’obligeaient à jouer dans les lieux les plus discrets de la ville pour éviter toute opposition. L’objet de cet article est donc de replacer la scène techno au regard des martyrs quotidiens avant et depuis le 7 octobre. Afin de comprendre la prédominance du martyr dans la société palestinienne,il est important de faire une analyse linguistique du terme arabe shahīd.
Le shahīd, entre témoin et martyr
Shahīd a une double signification, sociale et religieuse : celle de témoin et celle de martyr. Cette dualité est aussi présente dans les sociétés chrétiennes occidentales : le mot français « martyr » provient du grec martus qui signifie témoin. Les Pères de l’Église utilisaient ce terme pour désigner celui qui témoigne de l’existence de Dieu en privilégiant sa propre mort au reniement de sa religion. Dans la culture chrétienne occidentale, le martyr garde cette connotation religieuse pour désigner le mort et le sacrifié à l’époque paléochrétienne, lorsque la religion chrétienne était encore sujette à des politiques anti-chrétiennes au sein de l’empire romain. Ceci s’explique notamment par l’existence de termes latins pour signifier le témoin : testis et superstes. Ces deux termes signifient deux aspects du témoignage : le premier, testis, est le témoin par l’observation, externe à la situation ; le deuxième, superstes, est le témoin par l’expérience, celui qui est victime.
L’utilisation du terme shahīd dans la langue arabe suit la même logique, celle d’un terme signifiant à l’origine « témoin », à son tour réutilisé dans une symbolique religieuse de martyr. Ici, le martyr témoigne de l’existence de Dieu en donnant sa vie au combat ou dans le sacrifice. Il est aussi important de noter que le terme istishhād, qui signifie l’acte du martyre, garde sa signification première de citation selon le contexte dans lequel il est utilisé. Cette citation est le témoignage d’autrui, non celui du martyr lui-même, mais celui des testes qui l’idolâtrent pour en faire un témoin. Dans la situation palestinienne, depuis la Nakba, le terme shahīd a perdu son sens premier de simple témoin pour représenter exclusivement le martyr. Cet acte peut survenir à la mort d’un jeune tué par balle, à l’arrestation d’un ou de plusieurs hommes et femmes, à des blessures causées par des violences de l’armée israélienne ou encore à la mort par maladie à cause du non-accès aux soins dû à l’occupation. Le continuum de violence a de ce fait composé ? de nombreuses perceptions, qu’elles soient spatiales, temporelles ou ici linguistiques. Le langage courant s’est emparé du terme shahīd. Il est aujourd’hui banalisé chez les enfants et les jeunes adolescents, surtout issus des classes populaires, structurant socialement les familles et les échanges entre elles.
Dans son article de 2010 « L’ethnographie à l’heure des martyrs. Histoire, violence, souffrance dans la pratique anthropologique contemporaine », Sylvain Perdigon rapporte les propos de son correspondant Husayn et son idée de se joindre à la « quête du martyr » (ṭalb al-istishhād), comme une réalité des ambitions des jeunes Palestiniens et Palestiniennes. La mort par la violence de la révolte, du conflit, d’une opération martyre, est une finalité, un chemin à privilégier pour certains jeunes. Selon lui, il est devenu normal de penser cela parmi les jeunes adultes palestiniens, même parmi les enfants et adolescents. Certains grandissent avec cette idée. Lors de discussions avec des jeunes, le discours d’une situation de non-visibilité du futur, même proche, menant à un manque chronique d’espoir, est courant. La présence constante de la mort autour de soi et les traumatismes liés aux violences de la situation d’occupation amènent souvent à énoncer cette simple phrase : « We are all fucked up ».
Pour aller plus loin, Lætitia Bucaille considère que ce « canon des martyrs » entraîné par la violence a conduit la société civile palestinienne à s’islamiser. Cela empêche d’autant plus une scène comme celle de techno de se produire, car ses pratiques sont jugées ḥaram, ce qui est interdit par la religion musulmane, notamment par la consommation d’alcool et le style des partygoers,boucles d’oreille, tatouages, habits non conformes, etc.. Selon Bucaille, la violence symbolique exercée sur la population palestinienne a permis aux institutions politiques islamistes, comme le Hamas et le Jihad islamique,de développer un culte de la mort comme outil de résistance et donc de créer une culture de l’attentat suicide, surtout chez les jeunes hommes. L’occupation, la colonisation et la situation de quasi-guerre quasi-paix évitent la violence que pourrait amener un conflit ouvert, ce que les générations d’avant ont connu, pour lui substituer une forme de violence normalisée. Or d’après Bucaille, cette violence normalisée permet de répandre des idéologies islamistes qui légitiment la solution religieuse face à l’impuissance de l’autorité étatique, incarnée par l’Autorité palestinienne à Ramallah. Aussi est-il important de préciser que, depuis sa création avec les accords d’Oslo entre 1993 et 1995, l’Autorité palestinienne,a démontré à sa population son rôle de sous-traitant sécuritaire des forces israéliennes. Elle s’en prend parfois directement à la population palestinienne à la demande de l’État hébreu.
D’autre part, le shahīd, par la qualité de sa mort qui doit être violente, courageuse et brave, entraîne avec lui l’élévation sociale de sa famille au sein de la société. Lorsqu’une personne meurt en martyr, son entourage proche est aidé par les gens du village ou du quartier afin de surmonter son deuil et de traverser tout type de difficultés financières. Son visage est présenté dans les rues avec des affiches montrant son portrait, le plus souvent avec un message. La maison de la victime peut même avoir une plaque commémorative à son entrée afin de signaler sa famille. Il se crée ainsi une entraide entre les foyers où les mères s’occupent des filles et fils des autres et où les différents membres d’une famille apportent un soutien psychologique aux parents et/ou aux enfants du shahīd.
La fête comme moyen de résistance
À la différence des jeunes Palestiniens et Palestiniennes cités dans l’article de S. Perdigon, DJs et partygoers s’accrochent non pas à la quête du martyr et au combat par la violence, mais à la création d’évènements artistiques et musicaux qui permettent de faire passer le message symbolique d’une résistance par l’existence d’une culture de la fête palestinienne. Leurs expériences passées, pour la majorité en Europe et aux États-Unis où beaucoup ont fait leurs études, leur ont apporté une toute autre vision de ce que peut être la résistance. De ce fait, beaucoup ont des ambitions artistiques assumées jusqu’au rêve d’un rayonnement international afin de faire entendre leur voix, même si DJ’s et partygoers avouent être en dépression, subissant le même continuum de violence que les martyrs.
Dans ce contexte général de violence, il est très difficile de faire vivre un espace de la danse, de la fête — ou tout simplement d’amusement — qui se sépare de la célébration des martyrs ou des fêtes traditionnelles comme les mariages. Les concerts organisés par la municipalité ou certains événements publics comme des marchés peuvent être reportés à cause de l’annonce d’un martyr le jour même. De plus, bien que les adhérents de la scène techno soient eux-aussi sujets au martyr et aux violences quotidiennes de l’occupation israélienne, leurs pratiques sont considérées par beaucoup comme illicites, ce qui entraîne l’annulation totale de l’évènement.
Pourtant, sans se placer en opposition au culte des martyrs, l’enjeu d’une telle scène — comme de beaucoup d’autres pratiques culturelles alternatives ou marginales — est de créer un espace autre, qui réussisse à s’implanter dans ce contexte de violence et de martyr, sans s’y opposer. L’enjeu est d’oublier la situation politique de l’occupation et de la colonisation israéliennes, tout en assumant une volonté d’enrichir la culture palestinienne de résistance grâce à ce genre musical et à ce type de divertissement. Selon les DJs, producteurs de musique et partygoers, les pratiques de fête restent mal vues par beaucoup de personnes, car elles ne seraient pas cohérentes avec la situation quotidienne de violence et de martyrs.
Or il est important d’y apporter des nuances, notamment sur la dimension de l’illicite de ces pratiques, mais aussi par la proximité de la scène avec la communauté LGBT, et les dimensions de l’illégal comme les drogues et du ḥaram comme l'alcool. Ainsi, la scène techno se trouve depuis déjà plusieurs années dans l’ombre des martyrs qui ne cessent de se multiplier. Les derniers événements à Gaza et en Cisjordanie ne font qu’affirmer l’impossibilité de se produire, et les pratiques de fête en deviennent les victimes d’un quotidien inextricable.
Une « bulle » subsiste à Haïfa, en Israël, affirment plusieurs partygoers et artistes. Ici, Palestiniens de Cisjordanie et Palestiniens d’Israël se retrouvent grâce au pont qu’artistes et partygoers ont créé au fil des années, entre Ramallah et Haïfa. Le club Kabareet ou des collectifs indépendants permettent ainsi d’ouvrir une fenêtre à cette jeunesse de Ramallah qui n’hésite pas à traverser le mur pour s’adonner à la fête. À l’instar de Ramallah, Haïfa figure ainsi comme une nouvelle capitale culturelle palestinienne, pourtant en plein nord de l’État hébreu, et le pont qui s’y est créé permet de pallier au manque de soirées dans le contexte des martyrs quotidiens en Cisjordanie. Alors, la question se pose : y aura-t-il une scène techno après les évènements prenant suite au 7 octobre ?