Entretien avec Agnès Levallois, vice présidente de l'Institut de recherche et d'études Méditerranée Moyen-Orient (iReMMO) et consultante spécialiste du Moyen-Orient.
Agnès Levallois, consultante spécialiste du Moyen-Orient et vice-présidente de l’iReMMO, a publié en octobre dernier Le Livre noir de Gaza (Seuil), dont l’objectif principal est : les faits. S’appuyant sur une compilation de rapports issus d’organisations internationales, palestiniennes et israéliennes, ce livre offre une vision globale de la situation dramatique à Gaza, non seulement depuis le 7 octobre 2023, mais également bien avant. Chaque chapitre explore un thème précis – le blocus, l’usage disproportionné des armes, le ciblage de la population civile – et s’ouvre sur une analyse d’un expert du sujet. En clôture, un témoignage de Rami Abou Jamous, journaliste palestinien vivant à Gaza, rappelle que derrière les statistiques se trouvent des vies humaines. Si l’objectif principal de cet ouvrage est de transmettre des informations, sa véritable « obsession », selon Levallois, est de lutter contre l’invisibilisation des Palestiniens.
Le Livre noir de Gaza (Seuil, octobre 2024)
Pourquoi avoir décidé de réaliser cet ouvrage ?
Face aux événements à Gaza, l'éditeur du Seuil de l'époque a estimé indispensable de documenter cette guerre, en particulier parce qu'elle se déroulait sous blocus, avec le risque qu'elle reste entièrement à huis clos. Cela dit, qualifier ce blocus d'étanche n'est pas tout à fait exact : des journalistes palestiniens sont présents sur place, et grâce à leur travail, des informations continuent de circuler, même s'ils opèrent dans des conditions extrêmement dangereuses. Depuis le début de la guerre, plus de 180 journalistes ont été tués, preuve qu'Israël cherche à empêcher la presse de mener son travail.
L’objectif principal de ce livre était de documenter et de rassembler des faits en s’appuyant sur les sources disponibles, notamment le travail des journalistes présents sur place et des ONG actives dans la région, afin de comprendre au mieux ce qui se joue à l’intérieur de Gaza. Nous voulions éviter que Gaza demeure un « trou noir », une situation qui existait déjà auparavant. C’est d’ailleurs pour cette raison que le premier rapport du livre se concentre sur la situation à Gaza avant le 7 octobre, afin de montrer qu’une politique de blocus et d’occupation était déjà en place.
Dans l’introduction, vous évoquez l'invulnérabilité d'Israël et expliquez que, avant le 7 octobre 2023, l'armée israélienne et le gouvernement concentraient leurs efforts sur la Cisjordanie tout en se percevant, ou se sachant, supérieur militairement. Selon vous, comment ce sentiment d'invulnérabilité explique-t-il l'ampleur des attaques du 7 octobre, ainsi que la stupeur qui a suivi, tant en Israël que dans la réponse militaire, marquée par l'idée de vengeance ?
Israël, comme on le sait, est un État colonial, et un tel État se perçoit toujours comme le plus fort, car il dispose de la force face à une population colonisée, qui n'a pas les mêmes moyens pour se défendre. Je suis convaincue que la réaction d'Israël après le 7 octobre découle de ce sentiment d'impunité « nous les plus forts, nous qui considérons ces Palestiniens comme des animaux humains, donc des sous-hommes, parce que c'est un peuple colonisé, et bien on ne peut pas nous faire un truc comme ça ». La réaction a été à la mesure de la stupéfaction de se rendre compte que cette soi-disant force d'Israël, constamment répétée, venait de s'effondrer.
Et donc c'est pour ça que je parle d'une vengeance sans fin, un sentiment de soif de vengeance, de folie meurtrière.
Est-ce que cette guerre n'est pas aussi la volonté pour Israël de recréer ce sentiment d'invulnérabilité ?
Évidemment. Et là on voit bien que pour Netanyahou, il faut rétablir cette dissuasion. Et je vais au-delà. Je pense qu'aujourd'hui je ferais une introduction du livre qui irait beaucoup plus loin, en raison de la détérioration de la situation, avec une guerre qui s'étend au Liban. Dans ce contexte, pour Netanyahou, l'idée est de dire à toutes les populations autour d'Israël « vous voyez ce qui se passe (à Gaza), ça peut vous arriver, et on le fait maintenant au Liban, on le fait à Gaza, en Cisjordanie, on peut même aller éventuellement jusqu'à l'Iran ». L’objectif est de tétaniser l'ensemble des sociétés de la région pour 10, 15, 20 ans.
Rony Brauman, dans sa préface, évoque le fait que pour les chancelleries occidentales, avant le 7 octobre, il s’agissait d'une « période calme », c’est-à-dire une période durant laquelle il n'y a pas eu de victimes israéliennes. Ne serait-il pas pertinent de contextualiser cela davantage ? En effet, beaucoup disaient que les mois précédents les attaques du 7 octobre, ils ressentaient que quelque chose était sur le point de se produire. On pensait que cela viendrait probablement de la Cisjordanie, avec un nombre de morts palestiniens sans précédent depuis la seconde intifada.
Avant le 7 octobre, pour les Israéliens, Gaza n'existait plus. Il y avait la barrière de sécurité, et un milliard de dollars avaient été investis dans sa construction. Ils se sentaient en sécurité, car, selon eux, les Palestiniens, considérés comme des sous-hommes, étaient incapables de faire quoi que ce soit. Ainsi, on les a confinés dans cette prison à ciel ouvert, derrière la barrière, avec des moyens de contrôle renforcés. C'était, en quelque sorte, une manière de se sentir tranquilles.
Quand on regarde les soi-disant « alertes » (concernant l’attaque du 7 octobre), on peut penser que certains agents des services de renseignement ont vu des choses suspectes, mais ces informations ont été écartées. Je pense que pour ce gouvernement en particulier, il était inimaginable qu'une telle menace vienne de Gaza. Il se concentrait sur la Cisjordanie.
Pour les dirigeants israéliens, les Palestiniens ne sont pas considérés comme des êtres humains sur un pied d'égalité avec les Israéliens. C’est le propre même de toute puissance coloniale, qui entretient un sentiment de supériorité tellement intense qu'elle ne perçoit même pas la réalité qui se trouve juste sous ses yeux.
On voit, depuis des années maintenant, les efforts d'Israël pour faire oublier la question palestinienne. Comment cette guerre participe de la stratégie d’effacement de cette question et donc, in fine, de volonté d’effacement du peuple palestinien ?
Je pense, et je sais que c'est difficile à dire aussi crûment, mais que le 7 octobre est une occasion pour ce gouvernement de faire disparaître définitivement la question palestinienne. On l’a vu avec la réaction des ministres d'extrême droite, qui ont tout de suite joué et tenté d’utiliser ce moment dramatique et monstrueux. Cela se traduit par un objectif clair : prendre prétexte de ces attaques meurtrières du 7 octobre pour éliminer les Palestiniens. Un des ministres de Netanyahou l’a dit clairement : « On finit le travail de 48 ». C’est clair, net et précis. Malgré tout, ces propos ne suscitent aucune réaction.
Dans le livre, vous publiez des rapports qui contiennent des chiffres souvent qualifiés par les médias comme étant « ceux du Hamas ». Que pensez-vous de cette qualification ?
Ce livre se base, mais pas seulement, sur les chiffres fournis par le ministère de la Santé de la bande de Gaza, territoire contrôlé par le Hamas, en m'appuyant sur un fait que je trouve très pertinent : lors des conflits précédents dans la bande de Gaza, en 2008-2009 et en 2014 notamment, les chiffres communiqués par ce ministère ont toujours été confirmés par des enquêtes ultérieures, lorsque celles-ci ont pu avoir lieu, notamment onusiennes. D’ailleurs, les chiffres transmis sont souvent sous-estimés. Il est important de le préciser pour ceux qui s’interrogent : ces chiffres ne concernent que les personnes identifiées et déclarées mortes dans les structures de santé. Cela signifie que les milliers de disparus, dont une grande partie est probablement décédée, et les victimes encore sous les décombres, ne sont pas inclus.
Quand Netanyahou dit qu'il n'y a sûrement pas 43 000 morts, et que c'est évidemment exagéré, en fait c'est l'inverse. Quand vous parlez avec des militaires, notamment Guillaume Ancel, il explique qu’au regard de la puissance des bombes et de l’intensité des bombardements, il est évident que le nombre de victimes doit être multiplié par 3 ou 4.
C’est pourquoi, lors des débats médiatiques auxquels je prends part, je ne laisse jamais passer cette question et je reviens systématiquement dessus, car j’en ai assez de voir cette idée, selon laquelle un chiffre provenant du Hamas ne serait automatiquement pas crédible, s’ancrer dans l’esprit de tant de personnes. Je parle d’indécence lorsqu’il s’agit de cette bataille des chiffres, et j’insiste sur ce terme, car il est profondément indécent de chipoter sur ces données alors que l’ampleur des dégâts et de la catastrophe est flagrante.
Il y a de nombreuses organisations et médias cités dans l'ouvrage dont la légitimité et la crédibilité sont attaquées, tant en Israël que dans certains pays occidentaux. Quel est votre avis sur ce phénomène ?
Je pense que c'est absolument dramatique. Mais cela fait partie, comme toujours de la même stratégie d'Israël. À partir du moment où il y a des critiques, quelles qu'elles soient, y compris celles de l'ONU, elles sont à bannir, toujours en jouant sur le registre de l'antisémitisme.
Que Netanyahu ait pu dire à la tribune de l'ONU que cette organisation était un « marécage antisémite » et que cela n'ait suscité aucune réaction… Cette phrase me hante. Je trouve cela d'un dramatique absolu. Quand un chef de gouvernement est capable de dire cela à la tribune de l'ONU, organisation la plus universelle qui a pour mission de maintenir la paix et la sécurité internationales, et qu'il ne se passe rien, pourquoi s'arrêterait-il ? C'est une guerre contre tout le monde, contre tout ce qui ne soutient pas Israël de façon inconditionnelle.
Cela signifie qu'aujourd'hui, Israël fonctionne sur l'idée qu'à partir du moment où on ne soutient pas à 300% ce qu’il fait, on est antisémite et, à partir de là, délégitimé. Mais jusqu'à quand cela va-t-il durer ? Jusqu'à quand tout le monde va-t-il accepter ce chantage ?
Comment voyez-vous la suite ? Quels scénarios envisagez-vous ?
Ce que je vois, c’est un scénario où, sur la bande de Gaza, Israël semble vouloir reproduire ce qu'il avait tenté de faire dans les années 70-80. L’idée serait de reprendre le contrôle en écartant l'UNRWA, l’agence onusienne en charge de l’aide aux réfugiés palestiniens, et en faisant appel à des entrepreneurs privés palestiniens qui travailleront avec des Israéliens. Ces derniers seraient ainsi des collaborateurs, ce qui permettrait à Israël de contrôler entièrement l'aide humanitaire, en faisant entrer et sortir les biens selon ses intérêts sécuritaires. Cela créerait une classe de Palestiniens qui, à terme, ne tiendront pas longtemps avant d'être éliminés, comme cela avait été le cas à l’époque.
J’ai l’impression qu'Israël reprend des recettes déjà utilisées dans le passé, comme en 1982 au Liban, où il avait cherché à exclure l'Organisation de libération de la Palestine (OLP). Mais, depuis, au Liban, avec le Hezbollah, c’est une autre "paire de manche" (allusion à l'ironie de la situation). En 2003, bien que ce ne soit pas Israël directement, les Américains ont tenté un « changement de régime » en Irak… Je pense qu’Israël est en train de reprendre toutes ces recettes occidentales, mais quoi ont pourtant échoué et ont produit des catastrophes sans précédent, avec l’émergence notamment de Daech.
Finalement, dans le contexte actuel, le seul scénario possible est le scénario du pire, car Israël cherche à tout contrôler : la bande de Gaza, la Cisjordanie, le Liban, voire certaines zones en Syrie.
En fin de compte, votre ouvrage ne constitue-t-il pas aussi une preuve pour l'avenir de ce qui se passe à Gaza?
Effectivement. Pour moi, l'objectif était vraiment de documenter la situation de manière à ce que personne ne puisse dire qu’il ne savait pas, car nous savons. Et si l’on cherche toute l'information, malgré le blocus, elle reste accessible. Ce qu’il y a de pire dans cet ouvrage, je pense, c’est que finalement, tous les éléments sont déjà connus. Ce qui est terrible, c'est de voir tout cela mis bout à bout, cet enchaînement de faits… Tous les faits sont là.
J’espère que pour les Palestiniens, ce travail n'est pas anodin. D’ailleurs, je voulais que chaque chapitre se termine par un témoignage de Rami Abou Jamous, journaliste palestinien qui vit à Gaza. Mon obsession dans ce livre, c'est de dénoncer l'invisibilité des Palestiniens… À chaque fois, ce ne sont que des chiffres, et j'en ai assez de cela. L'idée, c’était de mettre des noms, des visages sur ces chiffres. C’est pourquoi je tenais à ce que chaque chapitre se conclue par ce témoignage de Rami, pour rappeler qu’il y a des Palestiniens, des êtres humains, qui vivent sur place.
Propos recueillis par Insaf Rezagui et Nitzan Perelman.