Par Gregory Mauzé, politologue et journaliste.
Profitant du contexte de guerre totale contre la population gazaouie, administration civile israélienne, colons fanatiques et armée redoublent de violence en Cisjordanie occupée, dont la situation était déjà alarmante avant le 7 octobre. Les méthodes restent les mêmes, tout comme l’objectif : chasser un maximum de Palestiniens de leurs terres.
C’est l’un des paradoxes du 7 octobre. Alors que le fiasco militaire israélien face à l’offensive du Hamas tient en partie au choix de dégarnir la frontière avec Gaza afin de déployer l’essentiel des troupes en soutien à l’entreprise coloniale en Cisjordanie, les plus fervents partisans de celle-ci ont aujourd’hui les mains plus libres que jamais. En résulte un déchaînement de violence contre la population palestinienne de la part d’acteurs déjà ardemment mobilisés pour assurer le contrôle permanent du territoire occupé et sa gestion au seul profit de l’occupant.
Opérations de terreur des colons
En première ligne, les colons messianiques, dont les violences contre les Palestiniens s'exacerbent depuis 2017. Depuis l’arrivée au pouvoir fin 2022 de leurs représentants les plus en vue, les suprématistes raciaux Itamar Ben Gvir à la sécurité nationale, Bezalel Smotrich à l’administration de la Cisjordanie, ils ont redoublé d'agressivité. Harcèlement de bergers et d’agriculteurs empêchés d'accéder à leurs terres, vandalisme à grande échelle, incendies et vols de biens, séquestrations, meurtres… Les auteurs de ces crimes se sont faits d’autant plus brutaux que se consolidait leur sentiment d’impunité. Véritable pogrom, l’expédition conduite la nuit du 26 février par des centaines de colons sur la ville palestinienne de Huwara avait fait un mort et près de cent blessés. Face au choc des images, Bezalel Smotrich avait alors déclaré qu’il revenait à l’armée, et non à la population, de détruire la localité.
L’exacerbation du climat anti-palestinien après l'opération "déluge d'Al-Aqsa" va hisser cette violence endémique à un nouveau palier. Entre le 7 octobre et le 20 novembre, 225 attaques de colons ont été recensées contre 93 communautés palestiniennes, toutes situées en Zone C (sous administration directe israélienne). À titre de comparaison, leur moyenne mensuelle s’établissait selon l’ONU à 99 pour le premier semestre 2023, ce qui constituait déjà un record. Sur la même période, plus de 1100 Palestiniens ont été chassés de leurs terres, soit la moitié de tous les déplacements forcés depuis le début de l’année. 16 communautés rurales ont tout simplement été rayées de la carte, pour un total de 19 en 2023. Souvent perpétrées en présence ou avec le concours de soldats israéliens ou des services de sécurité des colonies, ces razzias, qui ont fait au moins 9 morts, n’ont conduit à aucune interpellation, à la seule exception d’un meurtrier présumé, rapidement relâché.
Cette atmosphère de Far West est accentuée par le poids croissant pris par les colons dans l’appareil de sécurité, l’essentiel des conscrits étant concentrés sur les fronts sud et nord. « Les équipes de réponse rapide des colonies sont en charge. Ils ont plein d’armes, plein d’uniformes pour faire tout ce qu’ils veulent », expliquait à Orient XXI Yehuda Shaul, cofondateur de l’ONG d’anciens soldats Breaking The Silence. Dans le cadre de la politique d’armement massive des civils menée par Itamar Ben Gvir, plus de 300 fusils d’assaut ont été distribués aux milices privées de sécurité en Cisjordanie.
Le prétexte antiterroriste
Autre fuite en avant : celle de l’armée israélienne. Depuis le 7 octobre, ses raids ont occasionné en deux mois 260 morts parmi les Palestiniens, soit plus que les 220 tués avant cette date en 2023, ce qui dépassait déjà le record établi en 2022, l’année la plus meurtrière dans le territoire en deux décennies, avec 167 tués. Au delà de l’urgence pour Israël d’éviter un nouveau front, il s’agit d’accélérer le démantèlement de la résistance palestinienne, initié par le précédent gouvernement Lapid-Bennett, et amplifiée par leur successeur Benyamin Netanyahou. On assiste en effet depuis peu à un renouveau de la lutte armée en Cisjordanie. Des groupes de jeunes combattants tels que « Tanière du lion » ont peu à peu comblé le vide laissé par une Autorité palestinienne incapable d’assurer la protection de la population face à l’occupant. C’est durant des raids contre ces groupes qu’ont été tués la grande majorité des Palestiniens en Cisjordanie depuis deux ans, essentiellement des non-combattants, dû en partie à l’assouplissement en décembre 2021 des règles de tirs contre les civils.
Opportunément présentées comme des « opérations antiterroristes », ces offensives relèvent, en dernière instance, de la guerre contre-insurrectionnelle menée contre l’ensemble de la population palestinienne. Elles doivent être comprises à la lumière du durcissement des dispositifs assurant le contrôle des Palestiniens et leur domination, qui participent, selon des ONG comme Human Rights Watch et Amnesty International, du système d'apartheid israélien. Outre le renforcement des check-points et des autres restrictions frappant la population civile, notons la hausse spectaculaire du nombre d'arrestations de Palestiniens depuis le 7 octobre, au rythme d'une centaine par jour. Une moyenne à peine érodée par l'échange de prisonniers intervenus entre le Hamas et l'armée israélienne entre les 24 et 30 novembre.
« Gazafication »
Cet été déjà, la surenchère répressive en Cisjordanie y laissait entrevoir une transposition des pratiques mises en œuvre lors des précédentes guerres à Gaza. En témoigne, notamment, le retour des bombardements aériens, comme celui du 19 juin dernier sur Jénine. Dans une analyse parue le 30 juin sur +972 Magazine, Amjad Iraqi qualifiait de « gazafication » l'application à la Cisjordanie d'un modèle « permettant de contrôler et d'affaiblir une population indigène dans un espace assiégé, à l'aide d'armes et de techniques modernes, avec des dirigeants locaux pour répondre à ses besoins fondamentaux, à un cout minime pour la société des colons qui les encercle. » C'est dans cette perspective qu’il faut comprendre la hausse sur le long terme de la létalité et des destructions en Cisjordanie, accentuée depuis le 7 octobre. Elle fait écho à la notoire doctrine Dahiya, clé de voute des guerres à Gaza consistant à infliger des dégâts disproportionnés aux civils, dans l’espoir hasardeux de provoquer leur soulèvement contre les groupes armés.
L’intention manifeste d’Israël, au regard de ses cibles de bombardements à Gaza, de frapper non pas le Hamas, mais l’ensemble de la société palestinienne[1], transparaît également en Cisjordanie. Épinglons, à cet égard, les destructions délibérées et injustifiées d’une série de monuments nationaux. Ainsi, dans la seule ville de Jénine, celle du mémorial de la journaliste Shireen Abu Akleh, assassinée par un sniper israélien en mai 2022, du Cheval de Jénine, sculpture construite à partir des restes d’une ambulance bombardée par l’armée israélienne, et de l’Arche de la victoire , située à l’entrée du camp de réfugiés de la ville. La statue de Yasser Arafat à Tulkarem et le monument aux martyrs du camp de Balata, à Naplouse, ont également été rasés. D’apparence anecdotique, ces démolitions témoignent, au-delà de l’objectif de pure vengeance, de la volonté d’effacer l’identité des Palestiniens, ici en détruisant leur patrimoine, ce qui constitue un crime de guerre.
Colonisation et annexion au forceps
Enfin, la politique de colonisation et d’annexion de fait se poursuit inexorablement. Balayant les critiques qui appelaient à concentrer les dépenses sur l’effort de guerre, le gouvernement Netanyahou a octroyé le 27 octobre 105 millions de dollars supplémentaires au budget 2023 pour soutenir la colonisation. 10 millions de cette enveloppe ont été affectés pour les opérations de « recherche et de destruction » des projets de développement internationaux en faveur des Palestiniens en Zone C, notamment la cinquantaine d’écoles établies dans des communautés en risque de transferts forcés imminents[2]. Une tâche que Bezalel Smotrich, en charge directe de la planification des constructions depuis le 18 juin dernier, a confiée directement aux colons, à travers les conseils régionaux et locaux. Durant le premier semestre 2023, le gouvernement israélien a approuvé 130 000 nouvelles unités de logement, surpassant déjà le record annuel de 2020.
Le maître de la Cisjordanie compte bien exploiter le climat d’hostilité actuel à son avantage. Le 7 novembre, il appelait à l’établissement de vastes « zones stériles » autour des colonies et le long des principales routes de Cisjordanie qui seraient interdites aux Palestiniens, y compris pour la récolte d’olives. Ce plan limiterait encore davantage la présence palestinienne en Zone C (qui leur est déjà inaccessible à 70%) et accélérerait ainsi dramatiquement un processus de nettoyage ethnique de moins en moins silencieux. Ne manquera alors à Smotrich et les siens, qui n’ont jamais caché leur rêve d’une nouvelle Nakba, qu’un prétexte similaire à celui qui, le 7 octobre, a ouvert une perspective réaliste de déporter massivement les Gazaouis hors des frontières du « Grand Israël ».
Qu’elle émane du terrain, de l’armée ou du sommet de l’État, la volonté de profiter du brouillard de guerre pour consolider la domination coloniale, l’annexion et la suprématie raciale en Cisjordanie est donc manifeste. Une politique au long cours qui n’est pas l’apanage de ce gouvernement, mais qui, mise en œuvre par des fanatiques dans un contexte imprévisible et marqué par l’impunité internationale, augure un avenir bien sombre pour les Palestiniens du territoire.
[1] Sur le sujet, lire l’enquête de Yuval Abraham, "‘A mass assassination factory’: Inside Israel’s calculated bombing of Gaza", +972 Magazine, 30 novembre 2023
[2] Ces montants viennent s’ajouter à l’allocation budgétaire spéciale de mai dernier, laquelle prévoyait 20 millions de dollars pour favoriser le transfert forcé de Palestiniens de ce même territoire et 111 millions pour favoriser l’expansion des colonies.