top of page
Rechercher
Albert Kandemir

Le "One Minute Speech" ou comment la Palestine est devenue un élément du pouvoir discursif de Recep Tayyip Erdoğan

Dernière mise à jour : 7 avr.

Par Albert Kandemir, doctorant en relations internationales à l’université Paris-Panthéon-Assas.


Décryptage du positionnement ambigu de Recep Tayyip Erdoğan sur la question palestinienne à partir d'un moment marquant : sa prise de parole au Forum économique mondial de Davos en 2009. Cet article explore comment ce temps fort a façonné la position politique et le pouvoir discursif du président turc, notamment dans le monde arabo-musulman.


Recep Tayyip Erdoğan.


Durant la seconde moitié du XXe siècle, les relations entre la Turquie et l’État d’Israël étaient structurées par des intérêts diplomatiques et stratégiques convergents notamment sur le plan militaire. De fait, la Turquie est le premier pays à majorité musulmane à avoir reconnu l’existence de l’État hébreu. Le roman national de la jeune République de Turquie - fondé sur le ressentiment d’un monde arabe traître ayant fomenté le démantèlement et le dépeçage de l’Empire ottoman - faisait de cette dernière un partenaire de choix aux yeux du nouvel État d’Israël. Bien que la position turque reposât sur la solution à deux États afin que la Palestine retrouve ses frontières d’avant la guerre de 1967 avec pour capitale Jérusalem-Est, les relations entre Ankara et Tel-Aviv convergent autour de la conscience d’un monde arabe hostile. Cette peur se cristallise notamment sur la Syrie qui accueillait tant des membres du Front démocratique pour la libération palestinienne (FDLP) que des membres du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Symbole fort des relations stratégiques israélo-turques : c’est avec le concours des services de renseignement israéliens que la Turquie parvient à capturer en 1999 Abdullah Öcalan, chef du PKK, au Kenya.


Cependant, à l’orée du XXIe siècle bien des choses ont changé tant dans l’environnement politique interne qu’externe de la Turquie. Tout d’abord, la chute de l’URSS a été concomitante au déclin du panarabisme, alors que de nombreux États arabes jadis influents, allaient sombrer dans la guerre civile notamment l’Irak, la Libye, la Syrie tandis que d’autres avaient normalisé lors des décennies précédentes leurs relations avec Israël à l’instar de l’Égypte (1979) et de la Jordanie (1994). En somme, ces États allaient de gré ou de force s’éloigner de la cause palestinienne. Ensuite, le Parti de la Justice et du Développement (AKP), dont le co-fondateur est Recep Tayyip Erdoğan, ne constituent pas un énième parti conservateur mais présente un projet de politique étrangère tant novateur que réactionnaire, le constat étant que les élites kémalistes n’ont pas exploité le potentiel géographique ni l’héritage historique de la Turquie qui lui offriraient par nature une position d’hégémonie au Moyen-Orient. C’est toute la matrice de la Profondeur stratégique, best-seller de géopolitique rédigé par Ahmet Davutoğlu, professeur de relations internationales avant de devenir l’éminence grise de l’AKP pour les questions de politique étrangère. Aussi au début du 21ème siècle, la Turquie entreprend une politique de rapprochement avec les États arabes dans une logique hégémonique.


C’est dans ce contexte que la Palestine va devenir un enjeu pour Recep Tayyip Erdoğan dont l’ampleur sera pleinement consacrée le 29 janvier 2009 au Forum économique mondial de Davos. En effet, lors de cette session, le futur président turc, alors Premier ministre, et Shimon Peres, président d’Israël, discutent de la situation à Gaza dans le cadre de la guerre de 2008-2009. Alors que le débat touche à sa fin, Recep Tayyip Erdoğan réclame auprès du modérateur dans un anglais cassé, une minute de plus et invective avec un ton désinvolte le président israélien allant jusqu’à le tutoyer : « Tu parles très fort. C’est un signe psychologique de culpabilité de parler aussi fort » et à accuser l’État hébreu de crimes : « Quand il s’agit de tuer, vous êtes des experts ! Je sais très bien comment vous avez attaqué et tué des enfants sur les plages » tout en étayant sa diatribe en s’appuyant sur des auteurs juifs afin d’éviter toute accusation d’antisémitisme alors que les liens entre l’AKP, le Hamas et les Frères musulmans sont déjà connus : « La Torah dit dans son sixième commandement "Tu ne tueras point !". Il y a pourtant des morts. Avi Shlaïm professeur de relations internationales à l’Université d’Oxford […] a qualifié Israël d’État voyou ». Le discours du Premier ministre turc devient de plus en plus corrosif, le modérateur tente d’y mettre fin, suscitant l’ire de Recep Tayyip Erdoğan : « Très bien, alors à présent Davos c’est terminé ! Je ne reviendrai plus ! Vous ne me laissez pas parler ! Il [Shimon Peres] a parlé vingt-cinq minutes, j’ai parlé douze minutes, ce n’est pas normal ! », avant de se lever et quitter fièrement le panel sous un tonnerre d’applaudissements. Le média qatari Al-Jazeera commentera ce départ ainsi : « David Ignatius, le modérateur du panel a déclaré "Erdoğan a préféré que Peres ait le dernier mot" mais en quittant Davos c’est lui qui a eu le dernier mot ».


En effet, les conséquences de ce débat sulfureux sont alors immédiates et très positives pour la Turquie. Cette dernière prétend reprendre le flambeau de la cause palestinienne alors que le monde arabo-musulman est en quête d’une figure forte pouvant porter la voix sur les enjeux de la région et que les journaux proches de l’AKP surnomment Recep Tayyip Erdoğan « le leader mondial ». Cela se confirme par la réaction de la presse arabophone comme Al-Quds Al-Arabi : « Le départ d’Erdoğan du panel est une leçon pour les Arabes […] parce que les dirigeants arabes préfèrent garder le silence face aux massacres de Gaza. Ce n’est pas la première fois qu’Erdoğan montre son essence islamique et noble en agissant comme un chevalier. Il s’est toujours tenu comme une montagne face aux attaques israéliennes ». 


Surtout, le Premier ministre turc a jeté un pavé dans la mare, le Forum de Davos étant perçu comme une organisation clé du monde occidental jugé trop complaisant avec l’État hébreu, alors même que la Turquie, membre de l’OTAN, de l’OCDE et candidate à l’Union européenne, est institutionnellement liée à l’Occident. Il s’agissait donc pour l’AKP de montrer au monde arabo-musulman avec lequel il tente de renouer, que le temps de la coopération entre la Turquie et Israël est, du moins en apparence, révolu, ce que relèvera un journal syrien de l’époque Al-Thawrah : « La position d’Erdoğan reflète la maturité de la Turquie. Elle ne sera pas une fois de plus victime de la tromperie d’Israël ». 


Cependant, il faut bien comprendre que la stratégie turque vis-à-vis de la Palestine est à resituer dans le contexte de l’époque. Dans les années 2000 et au début des années 2010,  la Turquie se veut une puissance hégémonique au Moyen-Orient, un modèle de « success story » (Davutoğlu) pour les pays musulmans et le leader du « Grand Moyen-Orient ». Défendre la cause palestinienne, c’est donc asseoir l’influence turque dans la région, au même titre que le soutien à la rébellion syrienne. Cependant, les espoirs de la Turquie seront vite déçus : elle ne parvient pas à installer un pouvoir pro-Ankara en Syrie, Mohammed Morsi, le « frère » d’Erdoğan, sera destitué par Sissi en 2013 et le vide de pouvoir au Moyen-Orient causé par le retrait progressif américain sera vite comblé par des grandes puissances externes à la région, la Chine et la Russie. Ainsi, bien que prolongeant son soutien à la Palestine pour des raisons de crédibilité tant interne qu’externe, la Turquie maintient des relations multiformes avec l’État hébreu, malgré la rupture diplomatique jusqu’à la reprise en 2022, année durant laquelle les échanges commerciaux entre les deux États s’élevaient à dix milliards de dollars.


Lors de l’attaque du 7 octobre 2023, la réaction initiale de Recep Tayyip Erdoğan a été timorée, appelant les deux parties à la négociation. Le passage d’une position de médiation à une position plus offensive s’explique surtout par la brutalité de la réplique israélienne. Ainsi, le président turc déclare le 24 octobre que « le Hamas n’est pas une organisation terroriste, c’est un groupe de moudjahidines qui défendent leurs terres ». La stratégie de communication est claire : maintenir la crédibilité de la Turquie vis-à-vis de la cause palestinienne sur le plan purement discursif. Et cela fonctionne. Alors que dans les pays arabes, ce sont les civils qui protestent dans la rue contre la riposte israélienne, le 28 octobre en Turquie, c’est Erdoğan qui rassemble des dizaines de milliers de personnes en soutien aux Palestiniens.


bottom of page