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Ron Naiweld

Par-delà la Bible sioniste

Par Ron Naiweld, historien du judaïsme au CNRS.


La série d’article « Le récit biblique face à l’Empire » propose une méthode pour lire le récit biblique comme un commentaire critique du processus historique. La première partie explore la mobilisation des symboles bibliques dans des discours israéliens depuis le 7 octobre pour orienter des lignes d’action et de réflexion collectives, et contextualise ce phénomène historiquement. Dans la partie suivante, nous allons situer le récit biblique dans ce qui pourrait être son premier environnement discursif ou, en tout cas, son premier environnement discursif « juif » (יהודי) à proprement parler, à savoir la Jérusalem de l’époque perse. Dans la dernière partie, nous allons revenir au présent pour réfléchir aux résonances des récits d’Adam et Ève, et de Caïn et Abel dans des réalités coloniales.


Photo de soldat à Gaza : "La bataille de Gaza, la guerre pour le Mont du Temple".



L’univers biblique au service du projet colonial sioniste 


La réalité discursive en Israël après le 7 octobre a démontré la présence de l’univers symbolique biblique dans la culture israélienne. Que ce soit dans les discours politiques, dans la presse ou sur les réseaux sociaux, l’usage des éléments et des récits bibliques pour formuler des lignes d’actions collectives a été flagrant dans les mois suivant l’attaque menée par le Hamas.


Pour bien saisir la présence de la Bible dans la culture israélienne nous sommes obligés de surmonter certaines préconceptions comme celle de la religiosité du texte biblique qui serait en contraste avec la laïcité dans laquelle nous sommes censés avoir nos débats. En effet, cantonner la Bible au domaine du religieux, en présupposant par là sa déconnexion de la sphère politique, revient à ignorer non seulement la réalité discursive israélienne depuis le 7 octobre, mais aussi le rôle de la Bible dans l’histoire du mouvement sioniste, de l’État d’Israël et de sa société.


Il s’agit par ailleurs d’un des facteurs qui nous permettent de comparer le sionisme à d’autres projets coloniaux menés par des royaumes et des États de l’Europe occidentale depuis le XVIe siècle. Ce colonialisme européen se distingue d’autres formes de colonialisme par l’usage des éléments bibliques qui occupent une place privilégiée dans l’ordre symbolique de la colonie, intégrés au discours et au rite qui maintiennent des catégories sociales et régularisent la conduite des sujets.


On peut y voir une ironie de l’Histoire, que les Juifs aient été les derniers européens à pouvoir mobiliser l’univers biblique dans le cadre d’un projet colonial. Cette mobilisation, il faut le noter, était « juive » seulement dans un sens appellatif, et non historique. Comme le montre subtilement et brillamment Amnon Raz Krakotzkin, l’idéologie sioniste est basée sur une lecture de la Bible dénudée du savoir développé pendant presque deux millénaires d’activité rabbinique. Autrement dit, les idéologues sionistes ne lisaient pas la Bible avec les exégèses du Midrash ou du Talmud. S’ils se tournaient vers la littérature rabbinique, c’était pour en tirer des informations (linguistiques ou géographiques), mais jamais pour continuer la conversation.


C’était une première violence, symbolique, que le sionisme a opérée à l’égard du peuple qu’il prétendait sauver. Car parmi ce peuple s’entretenait une conversation transgénérationnelle, extrêmement complexe, autour des livres bibliques. Le récit vivait parmi le peuple. Il a évolué selon le contexte, les exigences, le génie des gens, et continuait ainsi à nourrir et à encadrer les discussions sur le salut de ces lecteurs et du monde. Le sionisme a coupé les livres de cette histoire.


Aujourd’hui encore, dans les universités israéliennes, la Bible est étudiée dans le cadre de la conversation scientifique européenne et nord-américaine, dans ses revues, ses méthodes et ses épistémologies. Les commentaires bibliques rabbiniques, s’ils sont lus, le sont dans le cadre de ces disciplines. Le Talmud et les midrashim nourrissent ainsi d’autres systèmes de savoir. Leur propre conversation sur les textes bibliques est coupée de son histoire pour être morcelée selon les catégories du débat scientifique occidental.


Cette démarche coupe aussi la conversation occidentale de son histoire, c’est-à-dire des siècles de débats et de disputes qui ont eu lieu en Europe pendant le long moyen âge autour de l’acceptation rabbinique (et par conséquent, chrétienne) du récit biblique. Il parait probable que le contact presque millénaire avec le savoir rabbinique ait marqué la conversation européenne sur la Bible et son mode de fonctionnement. Il s’agissait de disputes lorsque la question a été formulée de manière infantile – « qui dit mieux la vérité du récit ? » Mais il y eu aussi des débats, c’est-à-dire des discussions qui visaient l’entente. Cependant, les disciplines bibliques ont été fondées suite à la « victoire » du savoir chrétien, et son prétendu dépassement par le savoir scientifique.


C’est donc une double coupure qui caractérise l’intégration de la Bible dans le projet colonial en Palestine. Comme dans d’autres cas de colonialisme européen, le récit biblique a été lu dans une démarche qui cherchait à l’imposer sur la réalité environnante, au détriment des autres structures symboliques. Mais ici, à cause de l’identité de la terre et du peuple colonisateur, la violence à l’égard de la population indigène pouvait être justifiée par les sciences historiques, notamment par l’archéologie.

 

La Bible comme métropole symbolique


La puissance symbolique du récit biblique dans le cas sioniste était si forte qu’on peut dire qu’elle a rendu superflu un élément nécessaire dans d’autres projets coloniaux – une métropole. Qu’il s’agisse de la déclaration Balfour, des termes du Mandat britannique en Palestine ou de la déclaration d’indépendance d’Israël, le récit biblique a servi d’appui pour une idéologie occidentale qui cherchait à légitimer la souveraineté des institutions sionistes en Palestine. Aux Juifs en Israël cela a fourni un cadre symbolique pour s’affirmer les souverains de la terre. Les citoyens ont appris à lire le récit comme celui de leurs ancêtres. Leur identification supposée avec le peuple biblique est toujours transmise par les systèmes éducatifs et les médias.


Ce phénomène se voit clairement au sujet du récit de la conquête de Canaan du livre de Josué. L’enseignement du livre dans les écoles publiques en Israël a été l’objet d’une étude menée par le psychologue social Georges Tamarin de l’université de Tel Aviv déjà dans les années 1960. Dans son livre The Israeli Dilemma: Essays on a Warfare State (Rotterdam University Press, 1973), il a montré comment le récit de la conquête et l’extermination de populations a été communiqué aux élèves sans mise en perspective critique, et ces derniers, par conséquent, y entendaient une légitimation des actes génocidaires lorsqu’ils sont commis par le peuple « élu » envers la population qui habite la terre « promise ».


Dans un livre plus récent, intitulé The Joshua Generation. Israeli Occupation and the Bible (Princeton University Press, 2020), Rachel Havrelock présente son étude des protocoles du groupe de lecture biblique de David Ben Gurion, et montre comment le récit ambitionne de consolider la perspective d’une guerre permanente qui serait la condition de la libération nationale.

 

« Nous avons éliminé Haman. Nous éliminerons aussi Sinwar »


On voit donc combien réductrice est la vision qui associerait les discours « biblico-génocidaires » à l’approche « messianique » du sionisme religieux. Certes, les figures politiques appartenant à ce courant les prononcent clairement, et l’ont fait bien avant les massacres du 7 octobre. Sauf que maintenant ces discours ne sont plus sectoriels. Le symbolisme biblique est mobilisé par des figures politiques, ou spontanément par des soldats, et ses manifestations semblent activer chez des Israéliens adultes des structures narratives apprises à l’école.


Un cas qui a été très médiatisé est l’usage de la figure d’Amalek, notamment par le Premier ministre israélien au début de la guerre. Un autre exemple est le récit de Genèse 34 sur les deux fils de Jacob – Siméon et Lévy – qui massacrent les gens de Sichem pour venger le viol de leur sœur, Dinah. Nous aurions tort cependant de réduire l’actualisation de l’univers biblique à ces manifestations génocidaires. Au-delà de la croissante « faschosphère » israélienne, on la trouve aussi dans les discours des opposants à la guerre. Ainsi, en réaction aux appels à la vengeance appuyés par le récit de Siméon et Lévy, il a été rappelé que Jacob (ou par son autre nom, Israël) maudit les deux frères à cause des massacres.


Des discussions ont surgi également au sujet de la métaphore amalécite, notamment autour d’un récit du livre de Samuel sur la guerre que le premier roi, Saül, mène contre Amalek. À la fin de ce récit, Yhwh est fâché car Saül, qui a suivi sa commande et a exterminé le peuple amalécite, a laissé son roi en vie. Les narrateurs donnent à comprendre qu’il s’agit d’une des fautes majeures du roi. Dans la tradition rabbinique, le roi épargné est considéré comme un ancêtre de Haman – le protagoniste vilain du livre d’Esther. En effet, la nomination de Haman dans le livre biblique contient un indice qui va dans ce sens. Le 24 mars 2024, pendant la fête de Pourim qui commémore le sauvetage du peuple du plan génocidaire de Haman, le Premier ministre a publié une photo où on le voit lire le rouleau d’Esther en compagnie de généraux et de soldats. La légende dit : « Nous avons éliminé Haman. Nous éliminerons aussi Sinwar ».


Tweet du Premier ministre du 24 mars 2024 : "Nous avons éliminé Haman. Nous éliminerons aussi Sinwar".


Face à ces lectures du récit d’Amalek, d’autres ont surgi, libres du fondamentalisme de l’approche sioniste. Ainsi, en février, la journaliste et activiste Orly Noy a publié ce tweet :


« À propos des mentions courantes d’Amalek dans le contexte de Gaza, qui figurent par ailleurs parmi les preuves contre Israël dans la discussion sur le génocide [au tribunal de La Haye], il serait intéressant de se rappeler le précepte original :

Souviens-toi de ce que t’a fait Amalek, lors de ton voyage, au sortir de l’Égypte ; comme il t’a surpris chemin faisant, et s’est jeté sur tous tes traînards par derrière. Tu étais alors fatigué, à bout de forces, et lui ne craignait pas Elohim (Deut. 25, 17-18).

Le plus grand crime d’Amalek est la cruauté : la persécution des réfugiés affaiblis et fatigués, le harcèlement des gens épuisés.

La grande majorité des résidents de Gaza sont des réfugiés et des déracinées pour la deuxième fois, voire plus. Et ils ont faim et soif, ils sont affaiblis, fatigués et très épuisés. Et nous les persécutons sans merci, et sans Elohim. Avant qu’on aille chercher Amalek ailleurs, il faudrait déraciner l’Amalek qui réside en nous ».


En tournant la valeur négative associée à Amalek vers le peuple israélien, Noy opère une démarche attestée depuis longtemps dans l’univers biblique, qui consiste en la subversion des symboles idéologiques. On la voit clairement dans le discours prophétique, comme celui d’Isaïe qui compare Jérusalem et la Judée à Sodome et Gomorrhe (Isaïe 1, 9-10 ; 13, 17-19). Ce qui est critiqué n’est pas seulement le comportement des gens, mais aussi leur discours idéologique, ce qu’on dit à Jérusalem pour calmer la conscience (« On n’est pas parfait, certes, mais pas au niveau de Sodome et Gomorrhe »).


Si le texte d’Isaïe, qui confronte le peuple et leurs dirigeants, nous amène des échos d’une conversation qui aurait eu lieu à Jérusalem vers la fin du VIIIe siècle avant notre ère, on peut en déduire que Sodome et Gomorrhe y étaient des figures de parole, employées entre autres pour exposer les failles du discours idéologique. En ce qui concerne le récit plus complet de la destruction de ces villes – dans le chapitre 19 du livre de la Genèse – il représente un autre moment de la conversation où la pensée critique est plus complexe. Le récit pouvait fonctionner ainsi comme une plateforme pour discuter des questions diverses liées à l’immigration, à l’ordre patriarcal et à l’économie.

 

Redécouvrir la conversation critique Genèse-Rois


Pour relever le potentiel critique des livres, nous devrions supposer qu’ils aient été composés dans un environnement où cette critique était possible. Là aussi il faudra peut-être surmonter une préconception qui ferait de la série des livres qui ouvrent les bibles juives et chrétiennes, à savoir Genèse-Rois, un instrument purement idéologique, dont l’objectif principal est d’inspirer l’obéissance. En ce qui concerne le livre de la Genèse, il est particulièrement difficile de prendre ce constat au sérieux. En effet, parmi tous les commencements qu’il raconte – du monde, de l’humanité, des nations et d’Israël – il y a aussi celui de Yhwh. Dans une perspective anthropologique sur l’environnement représenté par le texte, Yhwh serait une figure de parole. Son portrait, qui est loin d’être irréprochable du point de vue d’un lectorat civilisé, représenterait une parole critique à l’égard de l’ordre établi et du discours idéologique.


Rappelons qu’il est fort probable que le livre ait été composé et lu à côté d’un temple dédié à Yhwh. Le nom du dieu figurait dans le discours idéologique qui cherchait à réguler le comportement individuel et collectif, et à justifier les rapports de forces établis. Si les auteurs et les premiers lecteurs appartenaient ou étaient proches de l’aristocratie sacerdotale, cela ne veut pas dire qu’ils répliquaient bêtement les postulats idéologiques avancés par cette classe. En revanche, la manière dont le personnage de Yhwh est décrit dans les livres, notamment dans la Genèse, suggère qu’ils ont été écrits dans une démarche d’ouverture aux perspectives subversives par rapport à l’ordre existant et au discours qui le naturalisait.


On peut donc entendre les récits comme les traces d’un mouvement critique dans le sens donné par Michel Foucault en 1978, devant la société française de philosophie : « C’est le mouvement par lequel le sujet se donne le droit d’interroger la vérité sur ses effets de pouvoir et le pouvoir sur ses discours de vérité ; la critique, ce sera l’art de l’inservitude volontaire, celui de l’indocilité réfléchie. La critique aurait essentiellement pour fonction le déassujettissement dans le jeu de ce qu’on pourrait appeler, d’un mot, la politique de la vérité ».

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