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  • François Dubuisson

Les conséquences de l'avis de la CIJ relatif à l'occupation du Territoire palestinien

Dernière mise à jour : 29 juil.

Par François Dubuisson, professeur de droit international à l’université libre de Bruxelles.


Cet article revient sur certains effets juridiques que pourrait avoir, de manière assez immédiate, l'avis consultatif de la Cour internationale de Justice (CIJ) rendu le 19 juillet 2024 dans l’Affaire des Conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est.


 Lecture de l'avis consultatif de la Cour. Photo : CIJ


Le 19 juillet dernier, la Cour internationale de Justice rendait son avis relatif aux « conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d'Israël dans le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est ». La CIJ a conclu que l’occupation israélienne est illégale en son principe, qu’elle aboutit à l’annexion de larges portions du territoire palestinien et viole le droit à l’autodétermination du peuple palestinien. La Cour constate également qu’une série de pratiques et politiques israéliennes enfreignent le droit international, en particulier la colonisation, le déplacement forcé de la population civile palestinienne, les restrictions à la libre circulation, la destruction de maisons, la confiscation de terres, l’exploitation de ressources naturelles palestiniennes… Par ailleurs, Israël est convaincu d’avoir instauré un système de lois et de mesures discriminatoires à l’encontre de la population palestinienne, qui violent l’interdiction de la ségrégation raciale et de l’apartheid. La Cour en déduit qu’Israël doit mettre fin à son occupation « dans les plus brefs délais », cesser sa politique de colonisation et la démanteler, ainsi que réparer tous les dommages causés à la population palestinienne.

 

Ces conclusions ayant déjà été largement exposées et commentées, j’examinerai ici certaines conséquences plus indirectes que l’avis est susceptible d’avoir, à brève échéance. L’avis a été rendu sur demande de l’Assemblée générale des Nations Unies, et c’est à cette dernière qu’il revient au premier chef de prévoir les moyens de mise en œuvre, par l’adoption d’une résolution. Il faut bien constater que l’avis que la CIJ avait rendu en 2004 à propos de la légalité du Mur construit par Israël en Territoire palestinien a en définitive eu peu d’effet concret sur le terrain, à défaut pour les États d’avoir pris des mesures effectives, à même de faire pression sur Israël. Le sort de l’avis de 2024 est tributaire de la même réalité politique : sa concrétisation dépend de la volonté politique des gouvernements (en particulier occidentaux) à la fois d’assumer pleinement les conclusions de la Cour et d’en tirer toutes les conséquences pratiques. A cet égard, on attendra sans doute peu de choses de la part du Conseil de sécurité de l’ONU, dont la CIJ sollicite l’intervention pour définir « quelles mesures supplémentaires sont requises pour mettre fin à la présence illicite d’Israël », compte tenu du droit de veto que possède le États-Unis dans cet organe et de la réaction négative du Département d’État américain à la publication de l’avis.

 

Néanmoins, au-delà du caractère hasardeux d’une modification radicale du comportement des États alliés d’Israël, une série de constats, de raisonnements, de conclusions juridiques opérées par la Cour tout au long des 83 pages de son avis sont susceptibles d’avoir des conséquences concrètes et assez immédiates.


"Un document de référence incontournable"

 

Inévitablement, l’avis de la Cour va devenir un document de référence incontournable dans l’appréhension des aspects juridiques du conflit israélo-palestinien, qu’il sera très difficile d’ignorer. De ce point de vue, le fait qu’il ne s’agisse que d’un « avis » et non d’un « arrêt » n’a que peu d’incidence : la Cour statue en droit international, qualifie juridiquement la situation au regard des questions qui lui ont été posées, avec toute l’autorité judiciaire qui lui est attachée. L’avis va donc pouvoir servir d’instrument à la société civile pour exiger des gouvernements un changement de politique. Au gré des constats de violations très graves du droit international effectués dans l’avis et de la mise en avant de la responsabilité de l’ensemble des États pour faire cesser ces violations, l’immobilisme va devenir de plus en plus difficile à justifier.


Le principal changement de perspective engendré par l’avis de la Cour consiste à exiger d’Israël qu’il « mette fin à sa présence illicite dans le Territoire palestinien occupé dans les plus brefs délais ». Cela signifie que la fin de l’occupation ne peut être subordonnée à l’issue de négociations – inexistantes actuellement – et donc à l’approbation d’Israël. Comme l’a explicité le juge Salam, président de la Cour, dans une déclaration accompagnant l’avis, « les négociations entre les parties, qui demeurent nécessaires, porteraient alors principalement sur les modalités de mise en œuvre, et non la question du retrait d’Israël ». A cet égard, l’avis coupe court à toute revendication de souveraineté d’Israël sur les territoires palestiniens occupés tels que délimités par les lignes de 1967 : Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est forment pour la Cour une seule « unité territoriale » sur laquelle s’applique de manière exclusive le droit à l’autodétermination du peuple palestinien.


La Cour estime ainsi « qu’Israël n’a pas droit à la souveraineté sur quelque partie du Territoire palestinien occupé ». Sont de ce fait écartées les prétentions fondées sur des « liens historiques » avec le peuple juif ou sur une lecture – très peu crédible - de la résolution 242 du Conseil de sécurité, qui selon Israël lui permettrait de ne se retirer que d’une partie des territoires, compte tenu de ses besoins de sécurité. La CIJ précise encore que les Accords d’Oslo ne peuvent servir de fondement au maintien par Israël de son occupation, pour raisons sécuritaires. L’ensemble de ces éléments devrait conduire les États réticents à reconnaître « dans les plus brefs délais » l’État de Palestine, sans plus conditionner cette reconnaissance à la tenue de négociations avec Israël. En outre, la Cour a clairement indiqué quelles sont les frontières auxquelles cet État a droit, aucune incertitude à ce sujet ne pouvant fonder un refus de reconnaissance.


De nouvelles investigations et des mandats d'arrêts

 

L’avis devrait également entraîner des conséquences sur l’enquête menée actuellement par le Bureau du Procureur de la Cour pénale internationale (CPI) sur la « situation dans l’État de Palestine ». Ouvertes en mars 2021, les investigations portaient plus particulièrement sur les crimes de guerre commis lors de la guerre de Gaza de 2014 et lors de la répression de la « Grande marche du retour » de Gaza, en 2018, ainsi que sur la politique israélienne d’installation de colons en Cisjordanie. Après l’attaque du 7 octobre 2023 menée par le Hamas et la riposte militaire d’Israël à Gaza, le Procureur a étendu son enquête aux crimes commis dans ce contexte, ce qui a abouti à une demande de délivrance de mandats d’arrêt à l’encontre de trois haut-dirigeants du Hamas, du Premier ministre israélien et de son ministre de la Défense. L’avis de la CIJ opère des constats de violations du droit international par Israël qui correspondent à des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, relevant de la compétence de la CPI et susceptibles d’engager la responsabilité pénale de dirigeants israéliens, civils et militaires.


On songe en particulier au transfert forcé de la population civile palestinienne (crime de guerre, article 8.2 b viii du Statut, ou crime contre l’humanité, article 7.1 d du Statut) , à la destruction arbitraire de maisons (article 8.2 a iv du Statut), à l’installation de colons juifs israéliens (article 8.2 b viii du Statut), à l’établissement d’un système de lois et de mesures portant atteinte de manière discriminatoire aux droits de la population palestinienne (crime de persécution, article 7.1 h, et crime d’apartheid, article 7.1 j). Il faut relever spécialement que les constats effectués par la CIJ concernant la mise en place par Israël d’un système conduisant à « maintenir en Cisjordanie et à Jérusalem-Est une séparation quasi complète entre les communautés de colons et les communautés palestiniennes », tant sur le plan « physique » que « juridique », donnent beaucoup de substance à la qualification en tant que « crime d’apartheid », même si la Cour n’a pas développé d’analyse très approfondie sur ce point, parvenant malgré tout à la conclusion d’une violation de l’interdiction de « la ségrégation raciale et de l’apartheid ».


On peut dès lors s’attendre à ce que le Bureau du Procureur élargisse en conséquence le champ de son investigation concernant les pratiques menées par Israël en Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est, pour y inclure des qualifications de crimes contre l’humanité, non retenues jusqu’à présent dans les documents publiés par le Procureur, y compris les crimes d’apartheid et de persécution, d’englober davantage de crimes de guerre rendant mieux compte des dimensions multiples de la politique israélienne d’occupation. Par ailleurs, on comprendrait mal que des mandats d’arrêt ne soient pas rapidement demandés concernant la politique d’installation de colons juifs israéliens en territoire occupé, compte tenu des conclusions claires et sans appel énoncées par l’avis à cet égard et du fait qu’il s’agit d’une politique officielle de l’État d’Israël pleinement assumée, dont il est aisé de déterminer la chaîne décisionnelle et donc les responsabilités individuelles.

 

Enfin, un troisième aspect à souligner concerne la détermination des obligations qui incombent à l’ensemble des États, pour contribuer à mettre fin aux actes illicites commis par Israël. De manière générale, les États ne peuvent reconnaître les effets de l’occupation illégale du territoire palestinien ni apporter aucune assistance à son maintien. Il faut relever tout spécialement les implications de ces obligations dans le domaine des relations économiques avec l’État d’Israël. La Cour indique à cet égard que les États ne doivent pas « entretenir de relations économiques ou commerciales avec Israël qui seraient de nature à renforcer la présence illicite de ce dernier dans le territoire palestinien » et qu’ils doivent « prendre des mesures pour empêcher les échanges commerciaux ou les investissements qui aident au maintien de la situation illicite créée par Israël dans le Territoire palestinien occupé ».


Aux États de prendre des mesures politique


Très concrètement, ces exigences formulées par la Cour devraient amener les États à prohiber purement et simplement le commerce avec les colonies israéliennes et toute activité économique en leur sein par des entreprises étrangères (activités dont les principales sont actuellement répertoriées par une base de données de l’ONU). Cela n’est pas le cas actuellement, notamment au sein de l’Union européenne qui se limite à exiger un étiquetage spécifique des produits en provenance des colonies israéliennes, sans en interdire l’importation. Tant la Commission européenne que les États membres de l’UE se montrent, pour des raisons politiques, réticents à mettre en place un régime d’interdiction du commerce avec les colonies (et des investissements), en dépit de campagnes menées par des ONG (« Made in Illegality ») et de certaines propositions de lois soumises devant des parlements nationaux (Irlande, Belgique, Portugal…).


En avril dernier, le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, composé de 47 États membres de l’ONU, a adopté une résolution demandant aux États « de prendre des mesures pour cesser d’importer des produits, quels qu’ils soient, provenant des colonies de peuplement implantées dans le Territoire palestinien occupé » et aux entreprises « de mettre fin aux activités qu’elles mènent dans les colonies israéliennes ou en lien avec celles-ci ». L’avis de la CIJ apporte une contribution essentielle pour l’adoption de mesures restrictives concernant les relations économiques avec les colonies israéliennes illégales.

 

La mise en œuvre de l’avis de la Cour ne se fera pas de manière automatique, mais exigera un engagement à la fois de la part des États et de la société civile, qui pourra appuyer ses campagnes et ses demandes sur le fondement solide que lui apporte désormais les constats judiciaires effectués par la Cour internationale de Justice. L’exercice de pressions suffisantes sur Israël sera très certainement un processus long et progressif, mais comme ce texte a essayé de le présenter, des effets concrets plus ciblés pourront être produits, dans l’attente d’une résolution globale du conflit israélo-palestinien, auquel l’avis du 19 juillet 2024 apporte une contribution majeure.

 

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