Par Nitzan Perelman, membre du comité de rédaction.
Les victimes des nombreux crimes commis à Gaza sont pratiquement absentes des médias israéliens. Les informations sur le nombre de personnes tuées et blessées, sur la famine accrue de la population, sur les amputations qui se font sans anesthésie sont inexistantes dans les médias israéliens. Ce qu’on y trouve ce sont plutôt des articles déshumanisant les Palestiniens de Gaza, décrivant l’attaque menée par l’armée israélienne comme héroïque et morale, ainsi que des appels à la recolonisation de ce territoire.
Danny Kushmaro, présentateur de la chaîne la plus visionnée en Israël, la chaîne 12,
présente une arme en plastique qui aurait été trouvée dans une école à Gaza. Photo : capture d'écran, chaîne 12
Dans un entretien avec Yaani, la journaliste palestinienne Hanin Majadli explique que les médias israéliens sont « des médias impliqués dans la propagande, qui […] négligent le principe de base : rendre compte de l'intégralité de la réalité. Ils considèrent que leur rôle consiste à remonter le moral des gens... ». Si ces médias avaient bien avant le 7 octobre 2023 un rôle important dans l’ignorance de la société israélienne des crimes commis par leurs dirigeants contre les Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie, depuis le 7 octobre la situation ne fait qu’empirer. Des journalistes des médias mainstream, accusés par la droite israélienne d’être « trop gauchistes », soutiennent devant la caméra des actes génocidaires, tels que le fait d’affamer volontairement la population palestinienne de Gaza, en entravant l’acheminement de l’aide humanitaire.
C’est le cas de Nir Dvori, journaliste de la chaîne 12, la plus regardée du pays, qui déclare le 6 février : « Je pense que l’État d’Israël doit prendre la décision d’enfreindre les règles, de créer une crise planifiée [à Gaza], de faire entrer un nombre important de soldats, d’arrêter l’aide humanitaire. Il faut créer une crise qui va stresser tout le monde. […] En un mot, on doit devenir fous ! ». Dany Koushmarou, l'un des journalistes les plus appréciés par les Israéliens, qui travaille dans la même chaîne, affirme quelques mois plus tôt, le 31 octobre : « Il ne faut rien leur donner, même pas une cuillère d’eau, une guerre c’est une guerre. ». Un journaliste de la chaîne concurrente, la chaîne 13, Tzvi Yekhezkeli, dit le 19 décembre 2023 : « Je pense que l’armée aurait pu débuter cette attaque de manière plus massive, avec 100 000 morts. ».
Tzvi Yekhezkeli, chaîne 13
Dans les grands médias d’informations en ligne, les propos sont de même nature. Seule exception : le journal Haaretz qui couvre de plus en plus la réalité du côté palestinien à Gaza, bien que cela n'ait pas été le cas au cours du mois d’octobre. Hormis ce journal, l’attaque israélienne à Gaza est présentée comme héroïque, juste et morale, tout en déshumanisant les Palestiniens. Dans les médias de droite, s’ajoute un élément : l’appel récurrent à recoloniser Gaza et à soutenir l’expulsion forcée des Palestiniens de Gaza vers l’extérieur. Dans ce texte, seront analysés des articles récents publiés entre le 28 janvier et le 8 février dans trois principaux médias israéliens.
La déshumanisation des Palestiniens
Les images de Palestiniens dans les médias israéliens sont rares, en particulier celles les montrant subir les bombardements, la guerre et survivre au quotidien de la guerre. Depuis le 7 octobre, la situation n'a pas changé. Aucune photographie rendant compte des victimes de crimes israéliens, de la famine et des massacres en cours n’est publiée, à moins que ce ne soit pour mettre en avant « le succès » de l’armée et l'ampleur de son attaque.
Les Palestiniens de Gaza sont souvent présentés comme des terroristes, « des impliqués » (méoravim en hébreu) et des collaborateurs du Hamas, même s'il s'agit d'un enfant, d’une femme ou d’une personne âgée. Cette image, véhiculée par les médias comme par les politiciens israéliens, ne signifie qu'une seule chose pour les Israéliens : toute la population de Gaza doit être visée, car coupable, et tous les moyens sont bons pour y parvenir.
Dans un article d’Israël Hayom (Israël aujourd’hui), le journal pro-Likoud et le plus lu dans le pays, couvrant une manifestation du 8 février appelant à « gagner à tout prix » la guerre à Gaza, cette idée est clairement exposée dans une citation d’un des organisateurs de la manifestation : « Face au problème gazaoui, il n’y a qu’une seule équation : il faudra opposer à la force avec beaucoup plus de force. […] L'État d'Israël - il est temps de vaincre l'ennemi, sans compromis, sans pitié, sans répit ». La population habitant Gaza n’est donc qu’un « problème » à résoudre, oubliant qu’à Gaza, il y a des êtres humains.
Dans le contexte de la déshumanisation des Palestiniens, les données sur le nombre de civils tués ou blessés sont également peu nombreuses. Toujours dans Israël Hayom, ces données ne sont mentionnées que dans un article de la catégorie « sport » exposant la critique adressée au fils d’Ismaïl Haniyeh, leader du Hamas, pour avoir assisté à la coupe d’Asie. Plus précisément, le chiffre apparaît dans une citation d’une personne critiquant Haniyeh : « 30 mille personnes sont tuées à Gaza – et lui, il est en train d’en profiter ! ». Non seulement ce chiffre n’apparaît nulle part ailleurs, mais il est mobilisé afin de critiquer une autre entité qu’Israël. Par ailleurs, le même article, publié le 8 février, débute par la phrase suivante : « L’ennemi trouve une autre raison pour se plaindre, mais cette fois-ci à propos de ses dirigeants. ».
Dans Makor Rishon (première source), le principal journal des sionistes religieux, les mêmes éléments apparaissent. Un article publié le 4 février attire particulièrement l’attention. Un journaliste accompagne l’armée israélienne dans Gaza, ce qui est très fréquent chez les journalistes israéliens, et partage ses impressions de la « visite » : « L’ampleur de la destruction est inimaginable. […] Personne ne pourrait revenir vivre ici dans un avenir proche. […] Tous les régimes nazis doivent savoir que c’est ce qui les attend pour leurs villes, leurs maisons, leurs quartiers et leurs citoyens s'ils osent encore une fois massacrer les Juifs ».
Tout comme Israël Hayom, Makor Rishon ne couvre généralement pas la situation catastrophique des Palestiniens de Gaza. Cependant, le 1er février, un article publié est titré : « L'Organisation mondiale de la Santé : la population à Gaza est "affamée" ». Le premier étonnement de la couverture du journal sur la famine à Gaza disparaît aussitôt après avoir cliqué sur l’article : « Le Hamas prend le contrôle de la plupart des camions entrant à Gaza et l’aide n’arrive pas aux habitants ». Bien évidemment, l’article ne mentionne pas la responsabilité d’Israël dans l’entrave à l’acheminement de l’aide humanitaire.
Capture d'écran du seul article dans Makor Rishon traitant de la famine à Gaza
Une opération héroïque et morale
En plus de la déshumanisation des Palestiniens, les médias israéliens participent activement à la justification de l’attaque israélienne à Gaza, ainsi que de son ampleur et de ses conséquences. Pour ce faire, ils la présentent non seulement comme héroïque, mais aussi comme morale. Dans ce cadre, des photographies des destructions « impressionnantes » de Gaza sont constamment publiées dans les médias, tout comme des vidéos et des photos de Palestiniens humiliés, en caleçon et les yeux bandés, parfois blessés, les deux étant présentés comme preuves du succès considérable de l'armée. En fait, l’armée est fière de ses actes et veut montrer à la population israélienne l’ampleur de l’attaque. De plus, des récits personnels des combats des soldats sont fréquemment partagés, exposant des histoires « héroïques » de sacrifice et de grand courage.
Pour prouver l'aspect juste du combat de l'armée « la plus morale au monde », selon les Israéliens, deux principales stratégies sont mises en place. Premièrement, de nombreux documents et livres en arabe et des photos sont publiés sur le terrain afin de prouver que le Hamas utilise les civils comme « bouclier humain » et les lieux non militaires pour leurs actions, ce qui justifie le choix de viser l'intégralité de la population et tout le territoire sans faire de distinctions. Un article d'Israël Hayom du 2 février traitant d'un document « prouvant l'usage que fait le Hamas des mosquées » relate cette idée : « [Le Hamas] utilise les mosquées pour encourager le terrorisme et pour stocker des armes de manière à utiliser les fidèles comme boucliers humains, ce qui constitue un usage inacceptable des institutions religieuses à des fins militaires. ».
Deuxièmement, de nombreuses vidéos et images sont également publiées pour prouver l'éthique des soldats sur le terrain et leur respect envers la population. Plusieurs articles des médias partagent les photographies de tracts distribués par l'armée appelant la population à se déplacer, présentés comme un acte de grande gentillesse et d'importante moralité, sans mentionner l'impossibilité pour certains de se déplacer, le fait que la population n’y a pas consenti ou le fait que les bombardements sur l’ensemble du territoire sont indiscriminés, même dans les zones définies comme « sécurisées », comme cela est le cas de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza.
Un article de Ynet, le site d’informations le plus consulté par les Israéliens, publié le 31 janvier et couvrant l’évacuation « humanitaire » de 100 000 personnes par l’armée, expose plusieurs vidéos montrant la gentillesse des soldats qui donnent de l’eau aux passants ainsi que les paroles de plusieurs Palestiniens qui, selon le journaliste, « bénissent les soldats de Tsahal » et prouvent que « les Gazaouis détestent le Hamas, qui est la seule cause de toutes les souffrances et destructions dans la bande de Gaza. ». Même si les vidéos semblent être vraies, leur instrumentalisation dans le but de créer une image morale et éthique de l’attaque israélienne, avec le manque flagrant d’images et de vidéos exposant la souffrance qu’elle entraîne, signifie un usage cynique de ces moments exceptionnels. Il s’agit d’une tentative de justification des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis à Gaza.
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« Le retour à Gaza »
Le dernier élément qui apparaît souvent dans les médias, notamment ceux associés à la droite, est le discours sur le retour à Gaza et l’évacuation de la zone de ses habitants palestiniens. Le sujet a particulièrement été traité après le rassemblement organisé le 28 janvier par le parti de l’extrême droite, Otzma Yehudit, appelant à recoloniser la bande de Gaza. Durant cet événement, auquel ont participé onze ministres du Gouvernement de Netanyahu et de nombreux parlementaires de la Knesset issue de partis gouvernementaux, plusieurs orateurs ont parlé de la nécessité d'encourager l'émigration des Palestiniens de Gaza, le présentant comme « un acte humanitaire et moral ».
Pour Makor Rishon, les discours tenus lors du rassemblement ne sont pas étrangers, car depuis le début de la guerre, le sujet du « retour à la maison », ou plutôt l’implantation de nouvelles colonies dans la bande de Gaza, après celles évacuées et détruites par Israël en 2005, est constamment mentionné dans ce journal. La réparation de « l'erreur » que constitue le désengagement de 2005 fait partie intégrante de la ligne idéologique du journal, ainsi que des aspirations des sionistes-religieux en général. Dans une tribune publiée par un colon rabbin dans le journal le 28 janvier, il déclare : « Peu de gens comprennent que nous n'avons que deux options pour Gaza : soit elle redevient juive et donc prospère, soit elle redevient arabe et donc meurtrière. Tout le monde oublie que le plus important est de s’installer à Gaza ».
Ynet publie également une tribune qui relate cette idée, d'un ancien président d'un collège d'enseignement général dans le nord du pays. Il exprime son opinion sur la question qui préoccupe les Israéliens, « le jour d'après » : « Regardez Gaza, que nous avons quittée et leur avons livrée. Ils ne développent aucune des terres sur lesquelles ils vivent parce qu'ils ne constituent pas un groupe national qui se sent responsable de la terre. Ils préfèrent toujours brûler la terre. [...] Israël doit résolument exiger le retrait volontaire des Palestiniens de Gaza, y compris une aide financière. La plupart des habitants de Gaza préféreraient quitter la région. Toute autre proposition [...] ne résoudra pas le problème ».
Pour conclure, les médias israéliens, actifs dans la propagande de l’État, jouent également un rôle majeur dans l'ignorance de la société concernant les crimes génocidaires en cours à Gaza. Cependant, il serait réducteur de considérer que leur contribution à cette ignorance est uniquement le fruit de leur propre volonté. Les Israéliens ne veulent pas connaître la réalité de ce qui se passe à Gaza, tout comme ils préfèrent ignorer les conséquences de l’occupation menée par leur État. Plus préoccupant encore est le constat que sur les réseaux sociaux, où des informations sur Gaza sont accessibles, contrairement aux médias traditionnels, chaque publication en hébreu exposant les horreurs se voit inondée de centaines de commentaires justifiant les actions de l'armée, voire demandant leur intensification. Bien que les médias jouent un rôle important dans cette dynamique, il ne faut pas sous-estimer le racisme ancré dans la société israélienne et sa négligence généralisée à l'égard de la souffrance des Palestiniens.