Par Léo Marty, docteur en anthropologie sociale, chargé d’appui à la recherche au CNRS.
En Cisjordanie, quels sont ces crimes commis au nom de l’honneur ? Les crimes d’honneur réunissent deux termes que tout devrait opposer. Dans le contexte palestinien, ils révèlent surtout des enjeux sociaux, juridiques et politiques qui nous interrogent sur la société palestinienne et les changements qu’elle a connus depuis les accords d’Oslo.
Portrait d’Israa Ghrayeb, assassinée le 22 août 2019 à Beit Sahour par des membres de sa famille.
Ce portrait dessiné par @reemkelattar sur Instagram a été réalisé à partir d’une photographie
d’Israa postée sur Facebook. L’image a largement circulé avec le hashtag #WeAreAllIsraa.
Les crimes d’honneur (en arabe jarā’im al-sharaf) sont généralement commis au motif de la préservation de l’honneur familial, surtout à l’encontre de femmes qui seraient, pour les perpétrateurs de ce type de crime, dépositrices de leur honneur ou de celui de leur famille. Si le crime d’honneur porte différents noms, il existe dans toutes les sociétés. Il peut être rapproché de la définition française du féminicide : le meurtre d’une fille ou d’une femme en raison de son sexe et/ou de son genre. Depuis la signature des accords d’Oslo en 1993-1995, qui ouvrait la voie à la construction d’un État palestinien, la question des crimes d’honneur en Palestine a fait ressortir des enjeux politiques. Ces enjeux sont par exemple ceux de l’exercice d’une forme de souveraineté au niveau de l’Autorité palestinienne ou des capacités de mobilisation de la société civile palestinienne dans le contexte de l’occupation et de la colonisation israéliennes. En partant d’un terrain ethnographique mené en Cisjordanie (entre Bethléem, Ramallah et Hébron) en 2017, cet article interroge la notion de crime d’honneur dans le contexte du processus de construction de l’État palestinien depuis les accords d’Oslo.
Visant majoritairement les femmes, le crime d’honneur indique une domination de genre causée par un système patriarcal. Les analyses portant sur le sujet le traitent en effet par ce prisme, la question du genre étant un point d’analyse central pour sa compréhension. D’un point de vue juridique, le crime d’honneur peut se définir comme une infraction pénale, des actes de représailles pouvant aller jusqu’au meurtre dont le motif revendiqué est l’honneur.
Cependant, il s’agirait à présent de concevoir, sans l’essentialiser, « la femme palestinienne » pas seulement d’après son inscription dans un rapport de domination dépendant d’un schéma patriarcal institué et reproduit, mais également en tant que sujet social et historique pris dans la tension d’une société en mouvement où la place des femmes est un enjeu politique. Cette perspective d’analyse n’écarte pas celles qui prennent en compte la relation entre le crime d’honneur et la question du genre au sein de la société palestinienne : il s’agit ici d’élargir le spectre de l’analyse à d’autres éléments qui pourraient également être significatifs. Je souhaite donc appréhender la violence faite aux femmes palestiniennes à partir des transformations socio-historiques qu’a connues la Palestine depuis les accords d’Oslo afin d’interroger le crime d’honneur en tant que crime politique.
Entre honneur et honte, le crime d’honneur dans son contexte social, historique et juridique
La création d’une base de données statistiques sur la criminalité en Palestine donne une idée de la façon dont le crime d’honneur a pu être abordé dans le giron de l’État palestinien en construction. Au-delà des statistiques et de ce qu’elles donnent à voir, c’est la question du cadre juridique et de l’instrumentalisation de l’honneur qui se pose.
La première étude sur la criminalité dans la société palestinienne est produite en 1997 par le Bureau Central des Statistiques Palestinien à partir d’une enquête qui a eu cours en Palestine (Cisjordanie et Gaza) du 20 juillet 1996 au 19 octobre 1996 sur les victimes d’actes criminels. Cette enquête présente des données statistiques sur les crimes commis dans la société palestinienne dans la période susmentionnée et des recommandations en matière d’actions pratiques et législatives à mettre en place par les ministères, et plus particulièrement par les institutions judiciaires pénales. Depuis 1996, le BCSP a produit de nombreuses enquêtes statistiques pour tenter de mettre en place des politiques publiques efficaces. Le traitement médiatique des crimes d’honneur a également conduit à plusieurs réformes du cadre juridique. Les crimes d’honneur font partie de l’actualité et font réagir opinion publique et décideurs palestiniens, à l’image des mobilisations de 2019 qui ont fait suite au meurtre de Israa Ghrayeb, make-up artist palestinienne de dix-neuf ans, battue à mort par des membres de sa famille pour des « raisons d’honneur ».
Malgré cette production de données sur la criminalité et la couverture médiatique du phénomène, il semble cependant difficile de déterminer la part des crimes commis au nom de l’honneur au sein de la société palestinienne, comme ailleurs. Dès 2004, Stéphanie Latte Abdallah indique que le nombre de crimes commis au nom de l’honneur pourrait être deux fois plus important que celui annoncé par les statistiques officielles : « Les crimes dits d’honneur représentent, d’après les déclarations de la police, entre 1990 et 1995, entre vingt et trente meurtres par an, ce qui équivaut à 30 % des homicides en moyenne. Selon diverses estimations, ils s’élèveraient au double ».
Les crimes d’honneur seraient ainsi en partie dissimulés. Ils sont la plupart du temps enregistrés en tant que suicides ou accidents, comme l’explique un officier de police judiciaire rencontré sur le terrain : « Parfois, j’établis des procès-verbaux en déclarant un suicide pour éviter des spirales de violences dans le lieu où se sont produits les faits » (entretien, Cisjordanie, mai 2017). Le motif de l’honneur est alors dissimulé et n’apparaît pas dans les statistiques officielles. L’association palestinienne Women’s Center for Legal Aid and Counseling (WCLAC) insiste également sur le silence des familles qui subissent ou sont visées par un crime d’honneur. Cette omerta met une nouvelle fois en avant la difficulté d’obtenir des données exhaustives sur les crimes d’honneur. Elle démontre également la structuration de rapports sociaux dans un système entre honneur et honte qui contribue à la dissimulation du phénomène.
L’honneur serait aussi parfois utilisé comme prétexte pour couvrir des crimes relevant d’autres motifs. De 2011 à 2012, le WCLAC a répertorié et analysé dix-huit meurtres de femmes afin de comprendre s’il s’agissait de crimes d’honneur. Les motifs réels de ces meurtres ne seraient pas directement reliés à l’honneur, mais résulteraient le plus souvent de violences domestiques ou de disputes portant sur des aspects économiques, comme des affaires d’héritage ou de divorce. Devant les juridictions, néanmoins, c’est le motif de l’honneur qui est mis en avant dans ces affaires d’homicide. En effet, l’instrumentalisation de l’honneur est favorisée par le cadre légal et les représentations des professionnels du droit.
Cadre juridique et instrumentalisation de l’honneur
« Sur la question des crimes d’honneur, nous nous sommes mobilisées notamment pour faire évoluer la mentalité des professionnels du droit sur ce sujet. Il y a quelques années, une affaire nous a profondément choqués. Un homme avait décapité son épouse devant leur enfant qui n’avait pas plus de cinq ans à l’époque. Devant le tribunal, l’homme a plaidé l’honneur et s’est vu écoper d’une peine de prison de trois ans uniquement. À sa sortie de prison, il a conservé la garde de son enfant sur décision du juge ». Dans cet extrait d’entretien (Ramallah, mai 2017), une représentante du WCLAC met en cause non seulement la pratique et les décisions du juge, mais également les textes sur lesquels il s’appuie. Dans son analyse du cadre légal et de la législation en vigueur, le WCLAC met en cause le statut personnel, un code qui organise les affaires familiales (mariage, divorce, etc.) en fonction de la confession des justiciables. Les dispositions du statut personnel sont jugées obsolètes par le WCLAC ; elles ont également été dénoncées par la plupart des personnes rencontrées sur le terrain.
Si les textes ont aujourd’hui évolué — comme le présente le rapport de United Nations Watch remis en 2021 à l’Assemblée générale des Nations Unies — les mentalités des professionnels du droit semblent être les mêmes. La variété des dispositions légales est aussi souvent mise en cause du fait du contexte historique et politique de la Palestine. Le code pénal de 1936 de la Palestine sous Mandat britannique serait toujours en vigueur à Gaza, et le code pénal jordanien de 1960 appliqué en Cisjordanie. Ces dispositions légales amènent la plupart des criminels, sous conseil de leurs avocats, à justifier leur crime en invoquant la préservation de l’honneur familial, ce qui conduit à des réductions de peines au motif de circonstances atténuantes dont disposent les articles 340, 99 et 98 du code pénal jordanien de 1960. Bien que l’article 340 ait fait l’objet d’un amendement après de nombreuses controverses, l’article 98 qui dispose de circonstances atténuantes pour « meurtre sous le coup de la rage » serait encore mobilisé par les avocats. L’article 99 permet également à la cour de considérer des circonstances atténuantes pour certains défendeurs. Il peut s’agir du jeune âge ou de l’abandon des charges par la famille de la victime. Ce second cas résulterait le plus souvent de pressions exercées par des notables locaux ou lorsqu’une solution de réconciliation dite de sulha, c’est-à-dire un mécanisme de médiation tribal et/ou familial, a été actée. L’application de cet article 99 reste à la discrétion de la cour.
Outre ces éléments statistiques, sociaux et juridiques, cette violence extrême faite aux femmes s’inscrit également dans un contexte politique national et international : celui d’un État palestinien en construction et en conflit.
Ce que nous dit le crime d’honneur de la Palestine
L’absence d’une législation pénale et d’une armature juridictionnelle satisfaisante en Palestine est fortement liée au contexte du conflit. Depuis la signature des accords d’Oslo, la construction d’un État palestinien est entravée notamment par les actions de colonisation et les divisions administratives et territoriales imposées par Israël. Cependant, l’embryon d’État palestinien est parti à plusieurs conventions internationales et cherche à respecter les standards internationaux en matière de protection des droits des femmes, en s’attaquant notamment à la question des crimes d’honneur.
L’enjeu de la reconnaissance d’un État et la mise en œuvre de politiques publiques de protection des femmes ont fait du crime d’honneur une priorité pour l’Autorité palestinienne. Depuis 2014, la Palestine est ainsi partie à la Convention pour l’élimination de toutes formes de discrimination envers les femmes (plus connue sous son acronyme anglais CEDAW). Plusieurs rapports du comité de la CEDAW de l’ONU mettent néanmoins en garde les autorités palestiniennes sur la persistance des violences faites aux femmes et notamment sur les crimes d’honneur. Si des avancées en matière de législation et de sensibilisation sont saluées, le nombre de crimes d’honneur resterait élevé comme le démontrent les conclusions du rapport de la CEDAW de juillet 2018.
La participation de la Palestine aux arènes internationales et la ratification de conventions ont contribué à une réflexion des pouvoirs publiques sur la question des crimes d’honneur, mais pas à leur éradication. D’autant plus que les amendements de certaines lois qui participent à l’instrumentalisation de l’honneur devant les juridictions pourraient contribuer à une dissimulation plus importante qu’auparavant du phénomène. Pourquoi donc ce type de crime reste-t-il aussi courant ? Une des pistes de réponse est que le conflit et le dévoiement des accords qui devaient le résoudre sont un obstacle à la mise en œuvre de politiques publiques efficaces pour la protection des femmes.
Si l’occupation a un impact sur la vie quotidienne des Palestiniens et des Palestiniennes, il semble qu’elle provoque également un problème d’accès à la justice pour les femmes victimes de crimes d’honneur. En effet, la division des territoires palestiniens de Cisjordanie en différentes zones administratives (A, B et C) produit un archipel territorial au sein duquel les Palestiniens et les Palestiniennes doivent se frayer un passage, qui leur est permis par la possession d’un laisser-passer émis par l’État hébreu, y compris pour passer d’une zone de souveraineté palestinienne à une autre. Ainsi, les autorités judiciaires et les victimes, par les entraves à leur circulation, ne peuvent rendre justice pour les premiers ou y accéder pour les secondes. Un magistrat qui cherche à faire une reconstitution ou à obtenir des éléments de preuves dans une zone, s’il n’a pas de laisser-passer pour y accéder, ne peut pas rendre justice dans les conditions idoines. De la même façon, des femmes qui se trouvent dans des villages isolés ne peuvent pas toujours accéder aux institutions judiciaires des villes palestiniennes.
Au-delà de la symbolique qui voudrait que les femmes soient les dépositrices de l’honneur masculin ou familial, des questions pratiques se posent pour en finir avec les crimes d’honneur. Des politiques publiques pour protéger les femmes ont été mises en place depuis près de trente ans dans les territoires palestiniens occupés, mais peuvent-elles être efficaces dans un contexte d’occupation, de colonisation et de conflit ? Les guerres à Gaza empêchent très certainement la mise en place de telles politiques. L’occupation et la colonisation en Cisjordanie limitent très fortement les possibilités d’accès à la justice des justiciables palestiniens. Il semble donc qu’au-delà du système patriarcal, le contexte politique a bien une influence sur la question des crimes d’honneur. Comment mettre en œuvre des politiques publiques efficaces pour lutter contre les crimes d’honneur lorsque le maillage administratif divise la souveraineté d’un État qui se bat pour exister ? On voit toute la difficulté que pose cette question à l’embryon d’État palestinien, qui ne peut pas la laisser en suspens du fait du conflit, de l’occupation et de la colonisation : elle constitue une nécessité pour établir sa légitimité autant sur la scène nationale qu’internationale.