Par Thomas Vescovi, membre du comité de rédaction
Sorti le 13 novembre 2024, le film No Other Land, réalisé par un collectif de journalistes israéliens et palestiniens, a été plébiscité par une large partie de la presse. Plutôt qu’un énième article le chroniquant, interrogeons ce que ce documentaire nous donne à voir de l’histoire palestinienne et des perspectives qui en découlent.
« No Other Land », documentaire de Basel Adra (à gauche), Yuval Abraham (à droite),
Rachel Szor et Hamdan Ballal. L’Atelier Distribution
Masafer Yatta est un ensemble de villages situé dans les collines du sud de la Cisjordanie, en Territoire palestinien occupé, en proie à un ordre de démolition et de saisie de terre par les autorités israéliennes. C’est sur cet espace que se focalise No Other Land, qui suit l’activisme de Basel Adra et la résistance de sa communauté. Le film est une véritable étude d’un cas qui se donne à voir avec ses points communs et ses différences à des dizaines d’autres endroits à travers la Palestine. Le film s’avère être un outil majeur dans la lutte intellectuelle et politique pour le respect des droits des Palestiniens, et l’appréhension juste de ce qu’est le pouvoir israélien : un colonialisme de peuplement en acte. Car si Masafer Yatta n’est pas une exceptionnalité, alors il faut s’interroger sur les perspectives possibles pour le peuple palestinien face à un processus colonial que rien ne semble capable d’arrêter. Ou presque.
« Une nation menacée de disparition »
Concomitamment à la sortie de No Other Land, nous apprenions la nomination par la prochaine administration Trump du gouverneur de l’Arkansas, Mike Huckabee, au poste d’ambassadeur des États-Unis en Israël. En 2015, de visite au Proche-Orient, il avait tenu des propos particulièrement évocateurs : « Il n’existe pas vraiment de Palestinien ». De cette anecdote, une autre citation nous est revenue, ramenant en mai 1915, lorsque les journalistes palestiniens ‘Isa et Yusuf al-‘Isa écrivent dans leur journal Filastin : « Nous sommes une nation menacée de disparition ».
Mise en exergue par l’historien Rashid Khalidi dans son œuvre fondamentale, The Hundred Years’ War on Palestine, cette citation est rédigée deux ans avant la déclaration Balfour alors que l’empire ottoman continue de régner sur la Palestine. Ces intellectuels se révèlent être parmi les plus avisés du projet sioniste, sur lesquels ils ont un temps projeté une vision positive pensant que cela aiderait au développement agricole de leur région. Ils se ravisèrent rapidement comprenant que l’aboutissement du sionisme, à savoir la création d’un État-nation juif, ne pouvait se faire qu’en lieu et place des autochtones arabes palestiniens.
Né dans une Europe pleine d’enthousiasme pour l’expansion coloniale, le sionisme politique s’est imprégné de visions orientalistes et de projections colonialistes. En pratique, pour parvenir à ses fins, le mouvement sioniste ne pouvait s’y prendre autrement que par la colonisation, qui peut prendre des formes très diverses en fonction des rapports de force. La réalisation d’un tel projet repose sur plusieurs paramètres, dont deux conditions indépassables : s’assurer le soutien d’une grande puissance, ce qui sera chose faite entre autres en 1917 grâce à la déclaration Balfour ; et un enracinement territorial concret, qui débute progressivement avec l’achat de terres en Palestine à la fin du XIXe siècle.
Si la colonialité du projet sioniste est indéniable, le lexique utilisé par les sionistes eux-mêmes pour qualifier leur entreprise devant suffire à s’en convaincre, il est à rappeler le caractère de ce colonialisme. Parce qu’il confisque aux autochtones leur droit à la souveraineté tout en visant leur remplacement, le sionisme remplit les critères d’un colonialisme de peuplement.
Similitudes et particularités du colonialisme israélien
L’histoire a connu d’autres colonialisme de peuplement, à l’instar de l’Algérie française, de l’Afrique du Sud, de l’Amérique du nord, de l’Australie… Ces processus ont montré trois débouchés possibles : l’écrasement complet de la population autochtone, le départ des colons, un arrangement politique dont la pérennité ne peut faire l’économie d’un processus décolonial. Or, la Palestine n’est pas totalement l’Algérie française, ni le far West ou l’apartheid sud-africain. Et en même temps, elle est à certain niveau tout cela à la fois.
Le psychanalyste Frantz Fanon expliquait que l’État français ne pouvait pas demeurer en Algérie, sous cette forme, pour plusieurs raisons. L’une d’elles était que face à la révolte des autochtones, la sécurité des colons ne pouvait être assurée que par le déploiement massif et constant de l’armée, soit un effort économique et militaire trop lourd à supporter pour la France. C’est précisément le système sur lequel repose aujourd’hui l’appareil militaro-industriel israélien, couplé à l’aide de sociétés privées et facilité par la coordination sécuritaire avec l’Autorité palestinienne, sur des territoires aux dimensions équivalentes à des départements français. Autant d’éléments qui imposent un rapport de force dans le contexte colonial palestinien incomparable avec la guerre de libération menée par le FLN.
Dans le même temps, les comparaisons avec l’Amérique du nord, où les Amérindiens représentent désormais 2 % de la population étatsunienne et 4,5 % de celle du Canada, tout autant qu’avec l’Afrique du Sud, où les Blancs forment une minorité de 9 %, se confrontent à la réalité démographique israélo-palestinienne. Il ne fait aucun doute que les réserves amérindiennes ou les bantoustans sud-africains rappellent la réalité vécue par les Palestiniens : parqués dans des zones urbaines entourées de checks point et de colonies, ou enfermés dans la bande de Gaza par le biais du blocus. Toutefois, entre la mer Méditerranée et le fleuve Jourdain vit approximativement aujourd’hui 7,1 millions d’Arabes et 6,9 millions de Juifs, et cela sans compter les millions de Palestiniens descendant des réfugiés de 1948 vivant à travers le Moyen-Orient et le monde.
Le colonialisme israélien se trouve donc sans issue. D’une part incapable d’assurer une majorité démographique, d’autre part refusant catégoriquement toute forme d’arrangement à égalité de droit. Dès lors, que reste-t-il au pouvoir colonial pour gérer ses autochtones ?
Expulsion, apartheid ou élimination
Un processus colonial ne fonctionne pas sur un rythme régulier, il connait des phases de reflux, de ralentissements et d’accélérations. C’est essentiellement lors de ces dernières que des expulsions et dépossessions à grande échelle peuvent s’organiser, en parallèle de moments d’affrontement à haute intensité, correspondant à des guerres (1948, 1967) ou des révoltes générales et populaires (1936-1939, 1987-1993, 2000-2005).
Mais comme le montre No Other Land à Masafer Yatta, la colonisation ne s’interrompt pas et l’autorité coloniale sait varier ses stratégies. En expulsant manu militari, le risque est de se confronter à l’opinion internationale, comme l’illustre une scène ahurissante du film. En 2009, après que des médias occidentaux aient largement évoqué les ordres de démolition dans cette zone, le Premier ministre britannique Tony Blair profite d’une visite dans la région – ou y a-t-il été contraint ? – pour se rendre dans un village visé (At-Tuwani). Son déplacement ne dure que sept minutes mais suffit à contraindre les Israéliens de suspendre pendant un temps leurs activités coloniales sur la commune.
Voilà pourquoi d’autres méthodes sont employées : plutôt que l’annonce de vastes plans d’expulsion et de démolition, la colonisation se fait pas à pas, une maison rasée par-ci, un entrepôt abîmé par-là, des villageois harcelés ailleurs, le tout sous couvert de l’arbitraire loi coloniale, dans le seul et unique objectif de pousser les habitants à partir d’eux-mêmes. Naturellement, cette option s’avère longue et rébarbative, d’autant plus face à un peuple qui a fait du sumud une force de caractère et un art de vivre.
Les destructions par l’armée, déplacements de population, saisies de maisons, attaques de colons, sont autant d’éléments qui caractérisent la guerre coloniale vécue par les Palestiniens dans l’ombre de l’attention médiatique. Autrement dit, regarder No Other Land c’est observer ce qui se passe entre deux « cycles de violence », comme les médias aiment nommer les épisodes de conflit à haute intensité entre Israéliens et Palestiniens, le plus souvent couverts sans contexte historique ni politique : l’armée israélienne serait contrainte de faire face à des menaces où elle ne cherche qu’à protéger sa population en causant des « dommages collatéraux » parmi les Palestiniens. No Other Land (et tant d’autres documentaires israéliens et palestiniens) prouve qu’il n’en n’est rien : parce qu’elle est le produit de ce colonialisme de peuplement, l’armée israélienne est structurellement conçue pour être violente à l’encontre des Palestiniens.
Cela ne doit rien au hasard. Les travaux scientifiques sur le colonialisme ont montré combien il ne peut y avoir de colonisation sans racisme, et qu’en retour la colonisation produit du racisme. Il en va de même, à un autre degré, pour l’occupation militaire. Comment imaginer que l’armée d’un État qui applique des politiques coloniales et dont la principale activité consiste à organiser l’occupation de territoires conquis, soit protégée de cette réalité ?
Pour faire face à cette réalité du maintien d’une présence arabo-palestinienne dans le paysage, une politique d’apartheid s’est mise en place, en Israël dès 1948, puis dans les Territoires occupés à partir de 1967. Deux nations sont gérées par une même autorité mais sous deux systèmes juridiques différents selon des critères ethnico-raciaux. Les modalités de ce régime d’apartheid ont évolué, et ce notamment à la suite des accords d’Oslo, mais il perdure plus que jamais, comme le démontre admirablement No Other Land, ainsi que tant de rapports d’ONG.
L’apartheid israélien était parvenu à donner une illusion de victoires à la société juive. Les Palestiniens devenant invisibles et insignifiants, quelques centaines tués chaque année, quelques km2 colonisés chaque trimestre, dans l’impunité et le silence d’un agenda diplomatique où ils n’occupaient plus qu’une place secondaire. De la plus cruelle des manières, le 7 octobre est venu percuter ce faux semblant.
Au lendemain du 7 octobre, l’ensemble des données était réuni pour comprendre qu’une autre option, la troisième mentionnée plus haut, allait être employée : un gouvernement d’extrême droite qui animalise une population, une armée qui n’a comme seul plan d’opération que la destruction brutale et massive, une population en adéquation avec la responsabilité collective des Palestiniens, et un blocus informationnel. Des centaines d’universitaires, spécialisés dans les conflits et les violences de masse, le savaient en publiant dès le 17 octobre 2023 une déclaration alertant sur le potentiel génocidaire de la guerre menée par Israël. Un an plus tard, enquêtes et témoignages s’accumulent, le dernier en date étant le rapport d’Amnesty International démontrant sans ambiguïté « que les autorités israéliennes commettent un crime de génocide contre la population palestinienne de Gaza ».
L’activisme comme dépassement des identités coloniales
Netanyahou pensait, fermement, être parvenu à vider de son contenu la question palestinienne sous le premier mandat Trump. Il avait renforcé la souveraineté israélienne sur Jérusalem, au détriment du partage de la ville en capitale des deux États, tandis que l’Unrwa, qui assure les besoins essentiels aux réfugiés palestiniens de 1948 et leurs descendants, avait connu des coups sévères à son financement. Le 7 octobre lui a donné l’opportunité d’espérer solder définitivement la question palestinienne, d’un côté en rendant la bande de Gaza inhabitable, de l’autre en finalisant l’annexion d’une large partie de la Cisjordanie. Au sein de cette dernière, la multiplication d’attaques de colons a entrainé la fuite des paysans de certaines zones rurales, à l’instar de quelques familles de Masafer Yatta. Que reste-t-il de la Palestine ?
La réponse est donnée dans No Other Land : « Nous ne partirons pas. Nous n’avons pas d’autre terre ». Une phrase que nous pouvons entendre également au sein de la population juive israélienne. Dès lors, au terme du film se dresse la seule perspective possible, et crédible, permettant de sortir du piège du colonialisme qui ruine les humanités des uns et des autres – les Israéliens en tant que colonisateurs déterminés à garder leurs privilèges, les Palestiniens dépossédés, n’ayant plus rien à perdre et donc prêts à tous les sacrifices. Elle se situe dans la lutte commune en faveur de l’égalité, en Israël et dans les Territoires occupés, comme l’illustre l’engagement aux côtés de Basel du journaliste israélien Yuval Abraham. L’importance du film tient autant à la réalité brute montrée qu’aux moments d’accalmie où Basel et Yuval échangent sur leur lutte, leurs vies et leurs espoirs.
La trajectoire de Basel est celle de milliers d’autres palestiniens qui bien que diplômés n’ont d’autres choix que de s’engager dans la lutte pour leur quartier, leur village, leur terre, avec comme seule ligne de mire une vie digne et libre. Des « partenaires pour la paix » à qui la société juive israélienne ne prête plus d’attention, persuadée que sa sécurité ne concorderait qu’avec l’écrasement de ses voisins.