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Palestine : aux racines d'une dépossession. Entretien avec Xavier Guignard

Photo du rédacteur: Insaf RezaguiInsaf Rezagui

Dernière mise à jour : 27 févr.

Propos recueillis par Insaf Rezagui, membre du comité de rédaction et docteure en droit international public à l'Université Paris-Cité.


Parmi la littérature récente sur le Proche-Orient, l’ouvrage Comprendre la Palestine (édition Les Arènes) du politiste Xavier Guignard et de l'autrice-illustratrice Alizée De Pin prend le pari de revenir à la racine de la question palestinienne, en s’adressant au grand public sans rien lâcher des exigences scientifiques, tout en proposant un outil attrayant et original sur le plan visuel. Les deux auteurs racontent en images un siècle d’histoire palestinienne, en prenant soin de l’incarner humainement, et sans jamais dévier de la ligne directrice qui marque l’histoire contemporaine de la Palestine : sa dépossession coloniale par Israël. Dans cet entretien réalisé juste après la conclusion d’une trêve entre Israël et le Hamas, le 19 janvier dernier, Xavier Guignard, spécialiste du pouvoir politique palestinien et directeur du programme Afrique du Nord - Moyen-Orient au Noria Research, revient sur les racines de la domination coloniale en Palestine, tout en éclairant l’actualité immédiate et l’évolution du champ académique et intellectuel sur cette question.


Extrait de Comprendre la Palestine de Xavier Guignard et Alizée De Pin. Illustration par Alizée De Pin
Extrait de Comprendre la Palestine de Xavier Guignard et Alizée De Pin. Illustration par Alizée De Pin

Quel regard portez-vous sur l’accord de cessez-le-feu obtenu à Gaza le 19 janvier dernier et l’évolution de la situation en Cisjordanie, où l’armée israélienne a lancé une opération armée de grande envergure dans tout le nord du territoire ?


Il est difficile d’évaluer la viabilité du cessez-le-feu à Gaza, d’autant qu’il ne signifie pas la fin de la guerre ; celle-ci s’étant déplacée de Gaza vers la Cisjordanie. La guerre en Cisjordanie n’est certes pas de la même ampleur qu’à Gaza, mais elle en reprend les mêmes techniques : destruction de bâtiments, déplacements de populations à l’intérieur de Jénine, fermeture du territoire, multiplication des checkpoints… En reportant ses efforts militaires vers la Cisjordanie, Israël appuie ses ambitions politiques annexionnistes, objectif d’ailleurs discuté avec Donald Trump, qui s'est donné un mois pour répondre à cette ambition. En parallèle, un projet de loi a été présenté au Congrès américain pour remplacer l’usage du terme Cisjordanie par « Judée et Samarie », même s’il a peu de chances d’être adopté. On voit donc un effort politique, militaire et même langagier dirigé vers l’objectif annexionniste d’Israël.


Quant à l’Autorité palestinienne, elle semble être devenue la caricature d’elle-même. Dans une logique de servilité sécuritaire totale à Israël, elle a préparé le terrain militaire aux opérations israéliennes dans le nord de la Cisjordanie, notamment à Jénine. Elle prétend revenir à Gaza, non pas dans un accord d’union nationale, mais dans un objectif de reddition du Hamas. Elle est ainsi prête à poursuivre l’effort israélien « d’éradication du Hamas ». Cela me semble à la fois insensé, puisqu’elle n’en a évidemment pas les moyens, et extrêmement dangereux. Le mandat de Mahmoud Abbas, le président de l’AP, a expiré il y a plus de 15 ans. L’AP se maintient au pouvoir aux dépends des attentes démocratiques et de réconciliation nationale émanant de sa population, et aux dépends de la protection de ses citoyens. Aujourd’hui, les Palestiniens de Cisjordanie sont livrés en pâture à l’armée israélienne ou seront sujets d’un futur déploiement violent à Gaza.


Votre ouvrage paraît à un moment où de nombreux livres fleurissent sur ce sujet. Comment vous est venue l’idée de ce livre, qui plus est le choix d’un livre illustré, et qu’apporte-t-il de plus par rapport aux autres publications qui ont cours en ce moment ?


L’origine du projet est bien antérieure au 7 octobre 2023 ; l’idée est née de ma rencontre avec Alizée De Pin, une illustratrice qui travaille avec des scientifiques. Elle m’a contacté après une émission que j'ai faite sur le « plan Trump », au cours du premier mandat du Président américain. Pendant le premier confinement, en 2020, nous avons transformé le « plan Trump », très peu lu à l’époque, en un dossier illustré et écrit d’une dizaine de pages. Après avoir démarché des revues, nous avons contacté la maison d’édition des Arènes, qui nous a accompagnés pour transformer ce premier jet en un livre qui revient sur un siècle d’histoire palestinienne. On aurait aimé qu’il sorte avant le 7 octobre, mais nous sommes soulagés qu’il ne soit pas paru pendant la guerre : d’une part, je n’aurai pas eu le courage d’en faire la promotion ; d’autre part, ce n’est pas un livre qui permet de comprendre l’actualité de la guerre, mais plutôt le temps long de l’histoire palestinienne.


J’ai lu quelques ouvrages qui sont parus depuis le 7 octobre 2023. Je pense qu’il s’agit d’éclairages spontanés du « moment 7 octobre » et de la guerre depuis ; toutefois, je pense qu’on manque de recul pour évaluer les conséquences de cette guerre et l’ampleur des destructions humaines et matérielles à Gaza, ou la radicalisation de la société israélienne, par exemple. Indépendamment de cette situation particulièrement horrible, mon livre entendait surtout offrir un point de vue peu audible en France : celui de l’histoire palestinienne. En entremêlant textes et images, nous souhaitions contribuer au débat public contemporain, en recontextualisant dans le temps long les questions politiques et diplomatiques qui se posent aujourd’hui, en montrant ce qui n’a pas marché depuis un siècle.


D’où le choix du titre Comprendre la Palestine et non « Comprendre le conflit israélo-palestinien » ?


Absolument. On essaie de ne pas adopter une approche centrée sur la notion de « conflit » qui, spontanément, renvoie à l’idée qu’il y aurait une zone médiane à trouver, un compromis permettant de résoudre une dispute. Dans le cas de ce qui est appelé « le conflit israélo-palestinien », l’acception commune évoque au mieux un conflit territorial, au pire un conflit ethnique ou religieux. Nous essayons de montrer qu’en réalité, c’est une histoire de dépossession continue. L’histoire palestinienne est entremêlée à l’histoire de la migration sioniste depuis l’émergence d’Israël, mais elle a aussi une logique propre.


« Les collègues qui travaillent sur ces enjeux sont scrutés, pas tant pour leurs travaux que pour leurs prises de position publiques après le 7 octobre. »

Comment percevez-vous la manière dont est évoquée la Palestine aujourd’hui dans les médias et les sciences sociales ?


Côté médiatique, je dirais qu’il y a eu une légère fluctuation. La période post 7 octobre a été extraordinairement difficile pour les chercheurs qui travaillent sur cette question. On était tenu de condamner telle ou telle action, alors que ce n’est pas notre rôle. Notre démarche consiste à donner des outils de compréhension. J’ai eu la chance de ne pas subir de campagnes de diffamation comme ce fut le cas pour des consœurs et confrères. À cette pression médiatique, s’ajoute le fait qu’en France, la Palestine est une question liée à l’actualité intérieure. Tout un discours autour de la prétendue « importation du conflit » bloque également un débat public digne de ce nom. Au fur et à mesure de la guerre, avec la visibilité croissante de l’horreur à Gaza, le ton est devenu plus permissif. C’est une logique que je trouve d’ailleurs éminemment problématique : notre liberté de ton semble être dépendante du nombre de morts palestiniens qu’on voit à l’écran…Ces jours-ci, on peut enfin recourir à une terminologie juridique qui n’était pas envisagée avant. Par exemple, il est possible de qualifier le plan Trump de projet de déportation et de nettoyage ethnique des Palestiniens.


Côté recherche, on a la chance d’avoir une jeune génération de chercheuses et chercheurs qui font des terrains brillants, très différents de ce qui a été fait auparavant. Ils et elles sont en dialogue avec la littérature arabophone et anglophone, ce qui permet d’importer dans les sciences sociales des paradigmes nécessaires comme celui du colonialisme de peuplement. Un tel renouvellement favorise le regard critique sur la littérature francophone qui touche aux questions coloniales. Les collègues qui travaillent sur ces enjeux sont cependant scrutés, pas tant pour leurs travaux que pour leurs prises de position publiques après le 7 octobre. Cette surveillance pose de vraies questions sur la place accordée aux intellectuels dans le débat public.


Avec l’actualité foisonnante, on a observé un « effet de masse » sur la recherche à propos de la Palestine. Beaucoup de chercheur.e.s qui ne travaillaient pas nécessairement sur cette question avant le 7 octobre s’y sont soudainement intéressé.e.s. Voyez-vous cela positivement ou pensez-vous que cela peut desservir la qualité de la recherche ?


On peut distinguer deux effets. L’un, plutôt positif, consiste en l’appropriation du sujet par des collègues venus d’autres disciplines. Ces contributions sont utiles, car celles et ceux qui travaillent sur la Palestine ne disposent pas forcément, par exemple, de connaissances solides en droit international pour répondre aux questions juridiques sur « le risque génocidaire ». C’est aussi le cas sur le terrain militaire : nous avons besoin de collègues qui ont une expertise sur le fait militaire, capables d’expliquer ce que signifie de lâcher une bombe de 900 kg sur une habitation…L’autre effet, plutôt négatif, est ce phénomène du « toutologue », qui perçoit un intérêt médiatique à parler du contexte palestinien, sans connaître dans la finesse la situation historique et politique. Je pense que les contributions de ces « experts » habitués des plateaux de télévision disparaîtront aussitôt qu’elles sont arrivées.


Il est utile, en sciences sociales, qu’on ait un dialogue avec les autres disciplines. On a mutuellement des choses à s’apprendre. J’ai le souvenir, par exemple, de discuter avec des collègues venus des études militaires en octobre-novembre 2023 : je trouvais leurs contributions utiles, mais leur manque de compréhension du contexte leur faisait parfois dire des erreurs, ou passer à côté du sujet.


Votre ouvrage retrace les moments clés de la question palestinienne depuis la présence ottomane jusqu’à aujourd’hui. Pourquoi était-ce si important de revenir sur cette partie-là de l’histoire ? Que nous apprend cette évolution historique sur la compréhension actuelle du conflit ?


Un des titres de travail du livre était « Le siècle palestinien », en réponse au fameux « deal du siècle » proposé par Donald Trump lors de son premier mandat pour solutionner la question palestinienne. La borne choisie, du début du mandat britannique au tournant des années 1920 jusqu’à aujourd’hui, n’est pas anodine. Elle permet de comprendre la manière dont s’est façonnée la question palestinienne entre autonomie des provinces arabes de l’Empire Ottoman, mandats britanniques et français dans la région du Levant, recherche d’une solution diplomatique aux errements britanniques dans les années 1920 et le milieu des années 1940, avec le vote du Plan de partage de la Palestine par l’ONU, et, évidemment, ces 76 années d’errance où seul un des deux États a vu le jour.


Le retour sur ce temps long, avant 1947, se justifiait par deux raisons. D’une part, il permet de rappeler que la question palestinienne précède l’existence israélienne. Cette question a une consistance, y compris dans ses travers, ses luttes, ses concurrences, les dialogues difficiles entre élites urbaines et classes rurales… D’autre part, se replonger dans l’histoire nous fait constater à quel point les termes du débat sur le plan de partage en 1947 et, auparavant, dans les livres blancs de l’administration coloniale britannique, sont les mêmes que ceux d’aujourd’hui : est-ce qu’il vaut mieux une cohabitation, organiser une autonomie ou une partition ?


Un siècle plus tard, on se repose les mêmes questions. Ce caractère quelque peu répétitif de l’histoire fait prendre conscience que les solutions adoptées jusque-là ne fonctionnent pas. Il subsiste un manque d’imagination cruciale pour sortir par le haut de cette situation.

Enfin, l’approche de long-terme redonne de la chair à la question palestinienne. On voulait rappeler qu’il s’agissait avant tout une histoire humaine de dépossession, sans se limiter à une histoire diplomatique.


Extrait de Comprendre la Palestine de Xavier Guignard et Alizée De Pin. Illustration par Alizée De Pin  
Extrait de Comprendre la Palestine de Xavier Guignard et Alizée De Pin. Illustration par Alizée De Pin  

Un fil conducteur de l’ouvrage consiste à retracer l’histoire du mouvement national palestinien, à l’aune du recours à différentes stratégies : lutte armée, négociations, recours à la scène internationale et aux forums internationaux… Avec du recul, comment percevoir ces différentes tactiques ? La multiplication des stratégies a-t-elle été une force ou une faiblesse ?


Dès la période mandataire, il y eut des premières tentatives de construction d’un mouvement national palestinien. Ces formes de lutte, différentes d’aujourd’hui, étaient déjà l’expression d’un nationalisme palestinien, essayant de formaliser ses demandes à l’égard de l’administrateur britannique.


Les années 1960 voient la naissance de l’OLP, l’Organisation de Libération de la Palestine. C’est une forme d’organisation tutelle, placée d’emblée sous la mainmise égyptienne, avant de s’en émanciper, pour offrir une voix palestinienne à la table de la Ligue arabe. Elle devient une organisation chapeau où se présentent partis politiques – à cette époque, de la gauche nationaliste –, mais aussi groupes armés, syndicats, organisation de la société civile. Il s’agissait presque d’un proto-État en exil. Après les accords d’Oslo, cette organisation est peu à peu remplacée par l’Autorité palestinienne, censée garantir une autonomie palestinienne dans les territoires occupés.


On voit que le Hamas suit des évolutions similaires, avec du retard, à celles empruntées par l’OLP, même s’il est revenu, le 7 octobre, à la stratégie de la lutte armée. Depuis toujours, le mouvement national palestinien est traversé en interne de débats à propos des modalités de la lutte, pacifique, armée, diplomatique, mais également à propos de la solution, un ou deux États… Il ne s’agit pas là de questions éthérées qui le dominent, mais d’enjeux dont il s’est pleinement saisi. Ce que l’ouvrage essaie d’analyser, ce sont les paramètres qui façonnent tel ou tel changement, et les débats idéologiques en son sein. L’exil de l’OLP, de Beyrouth à Tunis, et la distance vis-à-vis des territoires palestiniens, est l’une des causes de ces tensions sur les options à suivre. Le livre tente aussi d’expliquer comment l’OLP en vient à signer les accords d’Oslo, pourtant très mauvais pour la partie palestinienne.


« L’Autorité s’est tournée, depuis l’arrêt des négociations bilatérales, vers des options légalistes difficiles à traduire en actes auprès de la population palestinienne, et qui la place dans la poursuite de solutions qui ne marchent pas. »

Comment percevez-vous la stratégie de l’Autorité palestinienne, consistant en un recours aux organisations internationales et en un discours légaliste ?


L’Autorité palestinienne a traversé plusieurs vies en 30 ans. Ce qui est sûr, c’est que sous la mandature actuelle de Mahmoud Abbas, la lutte armée est complètement oblitérée, quand bien même, dans le respect des obligations du droit international, la résistance armée est garantie aux Palestiniens, comme elle l’est aux Ukrainiens. C’est une option que n’a jamais choisie Mahmoud Abbas. Lui a fait le pari de la négociation directe avec Israël et d’une forme de démonstration de la capacité de la Palestine à être un État performant. C’était tout le programme de Salam Fayyad, à la fois premier ministre de l’Autorité de 2007 à 2013, mais aussi économiste libéral. Il voulait construire l’État parfait pour séduire ses partenaires internationaux, avant de se rendre compte que l’absence d’État palestinien n’était pas dû à un prétendu manque de professionnalisme ou de capacité, mais à un rapport de force politique défavorable. L’Autorité s’est tournée, depuis l’arrêt des négociations bilatérales, vers des options légalistes difficiles à traduire en actes auprès de la population palestinienne, et qui la place dans la poursuite de solutions qui ne marchent pas.


Elle s’est aussi engagée dans une répression accrue envers les militants qui ont fait le choix de la lutte armée, et de tous ceux qui ont voulu lutter en dehors du cadre qu’elle offrait : mobilisations pacifiques, appels au soutien à la campagne Boycott Désinvestissement Sanctions. L’autorité palestinienne veut avoir le monopole de la représentation et de la formulation de la lutte palestinienne en la réduisant à des options étriquées.


Dans votre ouvrage, vous écrivez : « S’intéresser aux conditions de l’occupation permet de rendre compte de la responsabilité d’Israël quant à l’impossibilité de la partition ». Vous donnez l’exemple de l’adoption par la Knesset, le 12 juillet 2024, d’une résolution transpartisane rejetant toute création de l’État de Palestine. Israël rejette cette solution alors que l’OLP, elle, l’adopte dès 1988, suivie par l’Autorité. Est-ce à dire, aujourd’hui, qu’il est irréaliste d’espérer que la solution à deux États puisse prospérer ?


Cette solution exige deux critères préalables : l’accord des deux parties et la matérialité sur le terrain. Concernant le premier, on a vu que les Palestiniens s’y accordent depuis très longtemps, alors qu’Israël s’y est très peu accroché. De l’annexion de Jérusalem-Est en 1981 aux projets d’annexion de la Cisjordanie sous les mandats de Netanyahou, jusqu’à la destruction totale de la bande de Gaza, le vote de la Knesset en juillet 2024 est venu rappeler dramatiquement qu’Israël empêchait, concrètement, la création d’un État palestinien.


Sur le plan matériel, on constate que le coût de l’édification d’un État palestinien grandit chaque jour. L’occupation et la colonisation, ce ne sont pas seulement les 800 000 colons, ce qui est déjà beaucoup. Ce sont la construction d’un réseau de routes et d’infrastructures superposées en Cisjordanie, l’accaparement de ressources naturelles, des nappes phréatiques : toute une série de facteurs qui rend indémêlable la présence israélienne par-dessus la présence palestinienne en Cisjordanie.


Faut-il alors considérer que la solution à un État, de facto déjà en place aujourd’hui, est la seule solution viable ?


Je parle souvent de la réalité à un État, parce qu’actuellement, entre la mer et le Jourdain, il y a un État souverain sur l’intégralité du territoire israélien et palestinien : c’est Israël. Il existe certes une autonomie palestinienne, gérée par l’Autorité, mais pas de souveraineté. Cela étant dit, ce n’est pas à nous de déterminer, pour les Palestiniens, ce qui est la bonne solution pour eux. D’autant que la solution à un État peut revêtir des réalités très différentes. L’une d’entre elles est l’État d’apartheid, où, à l’intérieur d’un même territoire, deux populations n’ont pas les mêmes droits, en fonction de la catégorie ethnique et religieuse à laquelle elles appartiennent : ce vers quoi on se dirige actuellement. Je ne suis pas sûr que cela soit particulièrement appétissant, pour le dire avec euphémisme.


Il y a évidemment cette utopie très humaniste, posée par une frange du mouvement national palestinien et des intellectuels israéliens, celle de la cohabitation dans une forme d’État démocratique avec mille options possibles de fédération et d’autonomie. Cette option semble si lointaine que se posent actuellement deux alternatives : le choix entre un État palestinien ramené à la définition la plus microscopique de la souveraineté, et la cohabitation forcée sous le régime de l’apartheid. Ce n’est pas très optimiste, mais ce sont les deux alternatives auxquelles on fait face.


Votre ouvrage est très éclairant sur les formes que prend l’occupation militaire israélienne en Palestine, allant de la colonisation à l’accaparement des terres, des ressources naturelles, jusqu’à la législation militaire. Récemment, Donald Trump a réitéré ses velléités de nettoyer ethniquement la bande de Gaza. Pouvez-vous faire un état des lieux sur la réalité de la Cisjordanie occupée et des objectifs annexionnistes du gouvernement israélien ?


Les objectifs annexionnistes du gouvernement israélien sont clairement énoncés. Avec toute l’horreur qu’a représentée Gaza, la Cisjordanie a été peu évoquée : c’est pourtant le cœur du projet politique du gouvernement israélien actuel dont le fondement réside dans l’établissement du Grand Israël. La Cisjordanie est un bout de territoire absolument morcelé, traversé de checkpoints qui entravent la circulation des Palestiniens, sur lequel vient se superposer un réseau de colonies, mais aussi des routes, des infrastructures d’eau et d’électricité, d’accaparement des ressources naturelles, du contrôle des frontières et des zones agraires. Règne sur ce territoire une justice militaire pour les Palestiniens, qui fonctionne comme un puissant instrument de domination en condamnant dans 99 % des cas les Palestiniens. La Cisjordanie est aussi un territoire coupé de Jérusalem-Est et de Gaza, totalement isolé.


Il est par ailleurs sous l’écrasement économique d’Israël. Nous rappelons dans l’ouvrage que les accords d’Oslo comportent une dimension économique, qui organise méthodiquement la dépendance de l’économie palestinienne à l’égard d’Israël.



Extrait de Comprendre la Palestine de Xavier Guignard et Alizée De Pin. Illustration par Alizée De Pin  
Extrait de Comprendre la Palestine de Xavier Guignard et Alizée De Pin. Illustration par Alizée De Pin  

Cette situation cisjordanienne est absolument terrifiante. Elle doit être un point d’attention en parallèle de la bande de Gaza, détruite par 15 mois de guerre. Rappelons qu’à Gaza, 75 % de l’habitat est ravagé et 30 000 bombes environ n’ont pas encore été explosées.


Lorsque Donald Trump, assis à côté de Benyamin Netanyahou – par ailleurs sous mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale –, parle de Gaza comme d’un territoire inhabitable, sa réponse ne consiste pas à en faire porter la responsabilité à Israël, à le contraindre d’exercer le droit au retour des Palestiniens garanti depuis 1948, en réinstallant les Palestiniens à l’intérieur d’Israël. Sa réponse consiste en un nettoyage ethnique, à travers la déportation intégrale d’une population vers des pays voisins qui ne veulent pas les accueillir, tout en construisant une Côte d’Azur à Gaza, un projet totalement illusoire. L’intentionnalité, qui consiste à vouloir vider Gaza de ses habitants, est terrifiante ; quant à la matérialité, elle reste peu envisageable.


Le fait que Trump adopte le discours de la droite israélienne constitue-t-il une victoire pour Netanyahou ?  


Disons que c’est une victoire à la Pyrrhus. On voit que Netanyahou est souriant mais circonspect, pour deux raisons. D’abord, le fait de voir les Américains s’accaparer Gaza n’est pas une demande des Israéliens. Netanyahou a conscience des risques sécuritaires que représente une occupation américaine. Il sait que c’est un facteur d’embrasement régional, pour reprendre un terme éculé.


C’est aussi un gain politique interne majeur. Le ministre de la Sécurité nationale Ben Gvir, qui avait quitté le gouvernement pour s’opposer à l’accord de cessez-le-feu, a déclaré, après l’annonce de Trump, qu’il était prêt à retourner au gouvernement. Cela accorde à Netanyahou un élargissement de son assise politique.


Les accords d’Oslo constituent le fil conducteur des deux derniers chapitres de l’ouvrage. Ce moment est en effet un point de bascule, une période charnière de l’histoire contemporaine de la Palestine. Comment analysez-vous, trente ans plus tard, les accords d’Oslo ?


En faisant cette chronologie, un fait m’a marqué : la signature d’Oslo est plus proche chronologiquement de l’occupation de 1967 que d’aujourd’hui. On ne s'en rend plus compte, mais ce « moment Oslo » est déjà très lointain.


Les accords d’Oslo ne comportent jamais l’expression « d’État palestinien » ou de « souveraineté palestinienne ». Si l’on considère Oslo comme l’institutionnalisation d’une cogestion des territoires palestiniens entre souveraineté israélienne totale et une forme d’autonomie négociée pour les Palestiniens, alors, en effet, Oslo marche. Si l’on imagine qu’Oslo prévoyait l’indépendance, la libération, alors, évidemment, Oslo est un échec. Mais Oslo ne prévoyait absolument pas l’autodétermination des Palestiniens.


Ce format était prévu pour être transitoire ; or, cette phase censée être intérimaire dure. Ce qu’on essaie de décrire, c’est un durcissement autoritaire palestinien, qui accompagne en parallèle l’exaspération des Palestiniens. L’un des enjeux du livre, justement, est de comprendre la vie des Palestiniens sous Oslo.


Comment analysez-vous l’attitude des États arabes durant cette dernière période ?


Notre livre prend la peine d’ancrer la question palestinienne dans son environnement régional arabe. Elle s’imbrique dans des enjeux allant des mobilisations sociales au Maghreb et dans les pays du Golfe jusqu’au jeu cynique et diplomatique des pays arabes autoritaires autour de cette cause, souvent à des fins de politique intérieure. L’Égypte et la Jordanie ont signé respectivement en 1979 puis en 1994 des accords de paix avec Israël. Certains pays, comme les Émirats Arabes Unis, le Maroc, Bahreïn et le Soudan, ont normalisé en 2020-2021. L’Arabie Saoudite s’y préparait avant octobre 2023.


On observe un changement stratégique saoudien sur un an. Cela témoigne à mon sens d’une évolution du rapport de la diplomatie saoudienne aux Palestiniens. Pendant longtemps, cette diplomatie appréhendait la Palestine comme facteur de déstabilisation régionale et interne. La cause palestinienne est un facteur de mobilisation dans les sociétés arabes, qui peut conduire au renversement des régimes autocrates. La trajectoire de la chute de Moubarak, en Égypte, en est un bon exemple : les révoltes de 2011 ont trouvé leur terreau dans les comités de soutien égyptiens à la seconde Intifada.


En recherche de stabilité, l’Arabie Saoudite voit désormais Israël, et non plus les Palestiniens, comme le vecteur de la perturbation régionale. La politique israélienne à Gaza, en Cisjordanie, les menaces sur Jérusalem, l’occupation du sud du Liban, de la Syrie, et surtout les pressions exercées par l’État israélien sur l’Égypte et la Jordanie, qui ont pourtant signé la paix avec lui, produisent un changement de paradigme chez les Saoudiens. Ces derniers considéraient avant qu’ils pouvaient ramener Israël à la raison pour se partager une forme de domination régionale. Ils pensent désormais qu’il est plus facile d’arrimer l’Iran à une forme de stabilité, pilier de leur vision d’un développement économique à leur profit dans la région.


Les discussions entre l’Iran et l’Arabie Saoudite en attestent. Cette recherche de partenariat ne signifie pas, pour autant, que les Saoudiens se sont ralliés au discours de l’axe de la résistance à Israël porté par l’Iran. L’Arabie Saoudite est fidèle à sa position historique : pour elle, la recherche de l’État unique est nulle et non avenue, et la confrontation militaire avec Israël n’apportera rien.


« Un enjeu académique consisterait à revenir à une recherche empirique, capable de saisir finement les réalités palestiniennes, à un moment où Israël cherche à entraver l’accès des chercheurs sur le terrain. »

Pour terminer, quels seraient les axes de recherche qui méritent d’être creusés, à l’aune de l’actualité depuis le 7 octobre, mais plus généralement quand on parle de Palestine ?


L’ampleur que prend la réalité palestinienne dans le système pénal international, la brutalité de la guerre israélienne contre Gaza, ce qu’elle dit des guerres contemporaines, appellent moins à un axe de recherche précis qu’à une ambition épistémologique plus vaste : la comparaison. Les accords d’Oslo ont produit sur le champ intellectuel palestinien un enfermement. Les travaux se sont focalisés sur la recherche d’une singularité palestinienne, d’une exceptionnalité, alors qu’auparavant, la question palestinienne était ancrée dans le mouvement des non-alignés, dans les questions décoloniales plus globales. Sortir de ce cloisonnement ne reviendrait pas à minorer le sort des Palestiniens ni à affirmer qu’il s’agit d’un conflit banal comme un autre, mais favoriserait des comparaisons utiles et vertueuses. Il est important de conserver une ligne de crête : rappeler d’un côté la singularité du cas palestinien – la colonisation de peuplement d’une population israélienne qui n’est pas liée à une métropole, par exemple, ce qui est différent de la colonisation française en Algérie –, et de l’autre, oser la comparaison, heuristique scientifiquement et politiquement.


Un autre enjeu consisterait à revenir à une recherche empirique, capable de saisir finement les réalités palestiniennes, à un moment où Israël cherche à entraver l’accès des chercheurs sur le terrain. Il faut des descriptions détaillées et minutieuses de la réalité du corps palestinien fragmenté, y compris des réfugiés, dont on n’entend plus beaucoup parler depuis Oslo. Qui entend aujourd’hui parler des Palestiniens de Syrie, du Liban, de Jordanie ou de la diaspora palestinienne dans le monde ?


Par ailleurs, il me semble essentiel de redonner des visages à la Palestine, de produire une recherche incarnée. C’était l’objet d’un numéro que j’avais réalisé avec Leïla Seurat, intitulé Fragments palestiniens. La recherche ne doit pas s’en tenir aux catégories légales produites par Israël, mais reprendre les réalités palestiniennes dans leur ensemble.

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