Par Thomas Vescovi, membre du comité de rédaction.
Blocus, Hamas, roquette : autant de termes qui animent notre imaginaire lorsque la bande de Gaza est évoquée. Depuis le 7 octobre, se sont ajoutées toutes ces images de destruction, de morts et de population en grande détresse. De nombreux projets culturels ont œuvré pour mettre des visages et des récits sur ces quelques 2,3 millions d’habitants.
Sous blocus depuis dix-sept ans, la bande de Gaza n’était quasiment pas accessible pour les chercheurs, si bien que celles et ceux qui parvenaient à y aller forçaient le respect et l’admiration. Les autres devaient se contenter d’articles, photographies, ou des témoignages. Le territoire était aussi devenu inaccessible pour les Palestiniens d’Israël ou de Cisjordanie, depuis le début des années 1990 et la signature des accords d’Oslo qui actaient la séparation matérielle et pratique des différents espaces. Pourtant, le littoral gazaoui était prisé par la classe moyenne palestinienne de Jérusalem, Ramallah ou Bethléem, avec en souvenir ces journées à la plage accompagnées de dégustation de poissons frais.
Au moment où les autorités israéliennes font porter à l’ensemble des Palestiniens, et plus particulièrement aux habitants de Gaza, la responsabilité du 7 octobre, se replonger dans ces créations permet de voir ce qui n’est plus. Il ne s’agit pas de nostalgie, mais de témoigner de l’ampleur des crimes commis, de mesurer les couts humains, culturels, sociaux, de cette opération militaire, pour mieux en mesurer l’indispensable exigence de justice. Mettre des visages sur ces chiffres de victimes ou de blessés qui ne cessent d’augmenter.
Que restera-t-il de Gaza et de ses habitants ?
Les chiffres sont vertigineux, avec des dizaines de milliers de victimes, 60 % de bâtiments détruits et 70 % des habitants déplacés. Côté israélien, l’occupation militaire est pensée dans la durée tandis que les projets de colonisation sont à peine cachés.
Le réalisateur Iyad Alasstal ne pouvait imaginer lorsqu’il lance en 2019 sa série de court-métrage Gaza Stories, combien ses quelques 250 vidéos allaient devenir de précieuses pièces à conviction. Avec une équipe de cinéastes et journalistes, ils battaient en brèche toute une propagande qui continue de dépeindre les millions d’habitants de la bande de Gaza comme des « barbares » ou des « animaux humains ». Ils ont immortalisé des visages et des quotidiens qui tentent, entre blocus et régime autoritaire du Hamas, de se construire une vie et de garder vif l’espoir de liberté.
Qu’en est-il désormais de l’archéologue et historien Walled Alaqad et de son musée ? Constitué de centaines de pièces auxquelles il s’attache à prendre soin, les considérant « comme des preuves incontestables contre ceux qui revendiquent des droits sur notre terre », Walled sait que le colonialisme israélien s’attache à effacer l’existence du peuple palestinien, à les remplacer par un autre narratif.
Qu’est devenu l’artiste Shareef Sarhan et son collectif Shababeek ? En mars dernier, il nous faisait découvrir son atelier à partir duquel il produit des œuvres exposées en Palestine et à travers le monde. Il mettait en lumière la vigueur du monde culturel de la bande de Gaza, entre peinture, sculpture et artisanat.
Que sont devenus ces jeunes pratiquant le parkour malgré leur amputation ? Comme des milliers d’autres adolescents de Gaza, ils ont participé aux « Marches du retour », entre 2018 et 2019. Ce mouvement pacifique a été fortement réprimé par l’armée israélienne, avec 195 tués et plusieurs dizaines de milliers de blessés, touchés à balles réelles leur coutant la perte d’un membre. L’ampleur des blessures pointait l’intentionnalité des snipers israéliens. Malgré ces difficultés, ces jeunes athlètes s’entrainaient durement avec l’espoir de concourir, un jour, à un niveau mondial.
Que va devenir Bissan Ouda ? En 2022, nous la découvrons à la tête de l’équipe féminine de basketball. Avec ses coéquipières, elle brise les clichés qui collent aux habitants de Gaza en montrant le développement du sport féminin. Depuis le 7 octobre, Bissan est devenue, malgré elle, reporter de guerre. Les journalistes internationaux ayant l’interdiction d’accéder au territoire palestinien, elle et quelques autres jeunes utilisent leurs réseaux sociaux pour informer, diffuser des images, mener des entretiens et témoigner du drame en cours.
Chacune de ses vidéos publiées sur Instagram (@wizard_bisan1) débute par « Hello everyone, I’m stille alive ». Le 2 décembre, alors que l’armée israélienne annonce la reprise des opérations, poussant notamment vers le sud, Bissan diffuse un message d’adieu, comme tous ses autres confrères journalistes. « Je n’ai plus aucun espoir de survivre comme j’en avais au début de ce génocide, et je suis certaine que je vais mourir dans les semaines – peut-être les jours – à venir. […] Mon message au monde : Vous n’êtes pas innocents de ce qui nous arrive, vous les gouvernements ou individus qui soutenez l’annihilation de mon peuple par Israël. Nous ne vous pardonnerons pas, l’humanité ne vous pardonnera pas, nous n’oublierons pas – et même si on meurt – l’histoire n’oubliera pas. » Elle finit par conclure : « Nous vous demandons de ne pas perdre l’espoir, même si le monde semble parfaitement injuste et que vos efforts n’ont pas encore résulté en un cessez-le-feu. »
C’est précisément parce que nous voyons ces histoires et ces personnalités s’éteindre sous nos yeux, ce monde disparaitre sous les bombardements, que l’appel au cessez-le-feu doit être la ligne directrice de tous les épris de justice, de paix, et de ceux qui refusent le traitement à géométrie variable du sort des civils, qu’ils soient Israéliens ou Palestiniens.