Par Emmanuelle Morau, éditrice et journaliste.
Comment les narratifs israéliens et palestiniens envisagent-il la terre de Palestine ? Telle est la question qui mobilise la journaliste Emmanuelle Morau dans son livre publié le 4 octobre, Deux histoires, une terre (Frémeaux & Associés), dont nous publions ici un large extrait.
Cueillette près du village d'Al Tuwani (Hébron), octobre 2018. Photo : Lucile Saillant
Un territoire se veut être délimité, régi et protégé. Trois notions qui n’ont jamais vraiment pleinement existé depuis la création de l’État d’Israël, transformant la cohabitation entre Israéliens et Palestiniens en face-à-face sécuritaire plutôt qu’en partage politique d’une terre. Grignoter, zoner, emmurer, emprisonner… Autant de termes récurrents dans le vécu palestinien, imposés par la domination et les prérequis prétendument sécuritaires d’Israël. C’est aussi au travers de ces termes que l’ouvrage essaie de circuler.
Le mur de séparation aux alentours de Battir (Bethléem), octobre 2018. Photo : Lucile Saillant
La prison comme frontière
Je ne connais personne, dans mon entourage en France, qui puisse me parler de la prison. Je veux dire de l’intérieur, de l’expérience carcérale proprement dite. […] Un vendredi, à Salfit [en Cisjordanie], affairée avec les femmes devant le four où cuisent les galettes qui seront recouvertes de zaatar - un mélange de thym, de sésame et de sumac très utilisé dans la cuisine régionale - on évoque la famille : qui est qui, qui fait quoi, qui vit où.
J’entends que ce cousin est emprisonné depuis six mois, que son père avant lui a connu les prisons israéliennes pendant cinq ans et que toutes les mères ont peur de voir leur fils se faire arrêter et être envoyé dans cette broyeuse que constitue l’administration pénitentiaire israélienne. Ici, l’expérience est à l’inverse de la nôtre : il est rare de rencontrer quelqu’un qui n’a pas « une histoire de prison » à raconter. Les chiffres confirment cette réalité : depuis 1967, 40 % des hommes palestiniens sont passés par la prison, sachant que 40 % des peines prononcées vont au-delà de vingt ans. C’est ce que l’historienne Stéphanie Latte Abdallah appelle, dans la somme qu’elle consacre à l’histoire de l’enfermement en Palestine, la « gouvernance par l’enfermement », pilier majeur du contrôle de la population palestinienne qui vit avec la menace quotidienne de l’arrestation.
Sur cette terre, même la justice fonctionne à deux vitesses : le droit commun n’existe que pour les Israéliens ; ce qui concerne les Palestiniens relève principalement de la justice militaire israélienne. Question de sécurité et non de justice, les détenus sont d’ailleurs appelés « détenus de sécurité » et la détention administrative héritée du mandat britannique est toujours en vigueur. Utilisée par l’armée israélienne, elle permet de retenir des individus sans motif, sans accès à leur dossier, sans convocation d’un avocat, sans inculpation ni procès pour une période de six mois renouvelables indéfiniment.
[…] Dans ses travaux, Latte Abdallah décrit la Palestine comme un territoire sans frontières, qui constitue le « dehors », et dont le pendant politique s’organise au « dedans » (le système carcéral), regardé comme une société en miniature. […] L’individu palestinien représente un danger pour ce qu’il est, et selon l’endroit où il se trouve, explique l’historienne. Dès lors, […] l’acharnement sur le collectif du dedans s’explique comme un reflet de la volonté de pulvériser le territoire du dehors. Un mouvement qui s’accentue derrière les barreaux quand, sur le terrain, l’annexion territoriale redouble de vigueur. Un seul mort d’ordre alors : la fragmentation des solidarités parce que, quand on ne maîtrise plus son espace, on arrête de bouger. Quand on est traqué, on se terre. Quand on est constamment surveillé, on s’immobilise. Jusqu’à devenir invisible.
La frontière est alors partout en étant nulle part, une tension permanente s’installe, on porte le danger en soi, sur soi. Et on le fait courir aux autres. Même en foulant un territoire dont on pense qu’il nous est autorisé, on court un risque : pas un endroit où se réfugier, ce qui définit l’individu est le risque qu’il représente. Il ne doit être en lieu sûr nulle part. […]
Zone militaire israélienne sur la route entre Halhul et Hébron, octobre 2018. Photo : Lucile Saillant
Véritable reflet du Parlement palestinien, les organisations politiques ont leur porte-parole en prison. Une des figures les plus connues et reconnues de cette organisation s’appelle Marwan Barghouti. Communément appelé, en Occident, le « Mandela palestinien », il est incarcéré en Israël depuis 2002, condamné à cinq peines de perpétuités plus quarante ans pour son rôle de leader politique et militaire dans la deuxième Intifada, et comme chef des Brigades des Martyrs d’Al-Aqsa.
Marwan Barghouti a toujours contesté cette identité, se présentant comme un simple représentant politique, ainsi que la légitimité du tribunal militaire devant lequel il a comparu. Inculpé de 26 meurtres, de « complicité de meurtre, tentatives de meurtre, participation à une organisation terroriste et détention d'armes et d’explosifs », il est reconnu coupable de quatre attentats, dont trois avaient entraîné la mort de cinq personnes : un prêtre grec-orthodoxe tué en 2001 dans une embuscade sur une route de Cisjordanie par les Brigades des Martyrs d’Al-Aqsa, et quatre Israéliens.
Ce rôle pour lequel Israël le condamne, il va continuer à le jouer en prison mais cette fois-ci, contre l’Autorité palestinienne qu’il conteste ouvertement. Donné vainqueur, symboliquement et dans les sondages, d’une hypothétique présidentielle palestinienne, on peut se demander qui a le plus intérêt à ce qu’il reste en prison entre Tel-Aviv et Ramallah… Et la réponse n’est pas loin d’être la même pour l’une comme pour l’autre. C’est toute l’ambiguïté de ce système de contrôle par les prisons : autant remplies par l’AP que par les forces de police israéliennes, les prisons constituent un même levier politique de contention, ou de répression de l’opposition.
Parce qu’il a occupé des responsabilités et mené des actions dehors, Marwan Barghouti, a déjà une réputation quand il arrive en prison. Contempteur de Yasser Arafat et de la corruption au sein de l’Autorité palestinienne, il a des talents de meneur et les utilisent pour organiser des manifestations et des actions visibles et populaires. Quand la seconde Intifada éclate, il devient très vite un des « ennemis numéro 1 » les plus recherchés par Israël. Son incarcération est loin de signer la fin de son influence, et c’est à cette aune que son parcours illustre l’imbrication des intérêts partagés par Israël et l’AP après Oslo.
De sa cellule, Marwan Barghouti va organiser sa campagne électorale après l’annonce de son intention de se présenter aux législatives de 2006. Ce scrutin qui va voir la victoire du Hamas à Gaza lui donne l’occasion de produire un document qui, dehors, pourrait être présenté comme une plateforme politique, voire comme un programme. Marwan Barghouti obtient la signature des partis dissidents (Hamas, FPLP, FDLP et Jihad islamique) et présente ce « Document des prisonniers » comme un projet d’unité nationale, particulièrement après les heurts entre factions palestiniens qui ont eu lieu à Gaza et qui ont notamment provoqué la victoire du Hamas.
Au-delà de sa personnalité de rassembleur, politique comme symbolique, Barghouti incarne la façon dont Israël peut instrumentaliser un dossier à son avantage : le laisser derrière les barreaux, c’est une façon de maintenir en place une Autorité palestinienne décrédibilisée, à mille lieues des scores de popularité qu’on prête au plus connu des prisonniers politiques palestiniens. Une démarche d’autant plus facile à appliquer que l’Autorité palestinienne elle-même ne se précipite pas pour négocier la libération de celui qui pourrait menacer sa survie.
Si les prisonniers sont aussi respectés, écoutés et d’une certaine façon préservée, c’est aussi qu’ils sont un élément majeur des négociations en cas de prises d’otage. À ce sujet, l’histoire que le journaliste Jo Becker dévoile dans le New York Times du 26 mai 2024 est édifiante : il y est question de la période de détention de Yahyah Sinouar, le chef militaire du Hamas (qui a fait 22 ans de prison, notamment à Beersheba dans le désert du Neguev), libéré en 2011 lors d’un échange de prisonniers. Le journaliste américain raconte comment un certain docteur Bitton a noué une relation avec le militant du Hamas après lui avoir « sauvé la vie » en soupçonnant un grave problème neurologique que l’équipe médicale pénitentiaire avait eu du mal à diagnostiquer.
Sinouar fut opéré d’urgence d’une tumeur cérébrale qui aurait pu le tuer si elle n’avait été détectée à temps. Les deux hommes échangeront régulièrement leur vision de la situation, en hébreu, que le leader du Hamas a appris comme la majorité des détenus palestiniens. Il parlera longuement au médecin israélien du roman d’émancipation qu’il a écrit dans sa cellule : intitulé « L’épine et l’oeillet », il raconte la vengeance du jeune Ahmed contre l’occupant israélien qui « brûle sa poitrine comme un chaudron » et illustre le thème du sacrifice sans fin qu’impose la résistance.
Les deux hommes seront sollicités au moment de l’enlèvement du soldat Gilad Shalit, en 2006. Retenu cinq années par le Hamas dans la bande de Gaza, ce caporal franco-israélien a été libéré contre 1 027 prisonniers, majoritairement militants du Hamas, et parmi lesquels figurait Yahyah Sinouar. Au moment de sa libération, le futur leader du Hamas a demandé à échanger leur numéro de téléphone avec le docteur Bitton, lequel a refusé au nom du devoir de réserve auquel est tenu tout membre des forces armées israéliennes, lui qui était devenu officier du service de renseignement pénitentiaire en 2008. Aujourd’hui, le neveu du docteur Bitton figure parmi les otages retenus par le Hamas depuis le 7 octobre 2023, des informations convergentes le donnent même pour mort. Comment ne pas penser à cette conversation entre les deux hommes qui n’aura jamais lieu ? Mais qui aurait pu changer le destin d’une famille. Et peut-être au-delà.
Le croisement entre les colonies d'Alon Shvut et Migdal Oz,
sur la route 60 entre Bethléem et Hébron, octobre 2018. Photo : Lucile Saillant
Passages
Dans un système de filtrage, la question du déplacement est une préoccupation quotidienne. La seule observation des allers et venues en dit long sur la nature de la cohabitation qui prévaut depuis 77 ans. Une cohabitation qui subit avant tout la discontinuité géographique, une cohabitation obsédée par le fait de passer de l’autre côté, ou d’en venir. Du côté du mur où les uns doivent rester, les barbelés, les fossés, les bandes de terre sécurisées ; du côté du mur où les autres sont contents de rester une ombre lointaine, mais indolore, pour redire la protection continue et permanente. Même des airs, rien ne peut venir : le fameux Dôme de fer, un système de protection aérien unique au monde qui détruit les roquettes comme les missiles selon leur destination et leur portée, garde le territoire sous cloche et l’isole des tirs mauvais. Même de la mer, rien ne peut s’approcher, une zone interdite étant délimitée au large de Gaza, dont la largeur varie au gré des décisions de l’état-major israélien.
Autour de la limite géographique instaurée par la barrière de sécurité, tout un système de contrôle se met en place : chaque processus de séparation s’appuie sur une logistique de mise à distance très bien huilée et validée par le pouvoir politique. Ce n’est pas seulement l’armée qui est mise à contribution mais aussi le secteur privé, dans une volonté de normaliser la protection des citoyens israéliens. Dès le début de la construction du mur, en 2003, les entreprises de sécurité ont commencé à se multiplier, dans la foulée du vote par la Knesset d’une réforme concernant la gestion des checkpoints situés le long de l’édifice.
Publiée en décembre 2013 sur un site équivalent à celui de France Travail pour le secteur privé, cette petite annonce de l’entreprise de sécurité privée Modi’in Ezrahi, à l’époque où elle faisait parler d’elle en imposant des règles particulièrement dures aux Palestiniens de Jérusalem, témoigne de cette articulation entre armée et secteur privé : « Tu as terminé ton service militaire ?! Tu veux économiser pour un voyage ?! Ta place est avec nous !!! Un projet prestigieux des passages terrestres du ministère de la Défense a besoin de contrôleurs / contrôleuses sécuritaires pour un travail intéressant dans une ambiance jeune et dynamique !!! »
Cette nouvelle organisation intitulée la « civilianisation des passages » a consisté à déléguer à des entreprises de sécurité privées la gestion des 36 checkpoints situés le long des limites de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, jusqu’alors assurée par l’armée. Cette démarche fut présentée par ses initiateurs comme une réforme humanitaire et rationnelle tant du point de vue économique qu’organisationnel. L’idée sous-jacente est de normaliser la surveillance, de réduire la friction, de dépolitiser le contrôle.
Checkpoint pour les bus palestiniens reliant Bethléem à Jérusalem, octobre 2018. Photo : Lucile Saillant
Ces nouveaux checkpoints « civilisés » sont appelés « terminaux », comme dans les aéroports, comme au franchissement de vraies frontières, comme pour les déplacements dans une société normale constituée de civils qui se croisent et se recroisent. Les uns travaillent, les contrôleurs, les autres vont travailler, les Palestiniens, leurs échanges se déroulent dans un cadre fluide, presque un échange de services. Bien sûr, la séparation n’est pas totale, le contrôle est toujours présent mais l’idée est de civiliser l’emprise, de “faire ça bien”.
Le système de surveillance mis en place par Israël, notamment aux checkspoints, est un système reconnu dans le monde entier et un produit d’exportation de premier choix pour l’état hébreu : la lutte contre le terrorisme est l’argument indépassable pour justifier que tous les moyens sont bons et que le seul ennemi qui compte est le « terroriste » (en général islamiste/musulman, même s’il a remporté les élections comme le Hamas en 2006).
Il faut imaginer ce relativement petit espace, saturé de points de contrôle, de checkpoints, de barrières, de directions imposées, où on comprend très vite que s’il y a des personnes contrôlées, il y a toutes celles qui les contrôlent et que les zones de friction sont des enjeux géographiques réels. La route 60 est un des symboles de cette séparation contrôlée. Elle traverse la Cisjordanie du nord au sud, reliant Nazareth, la plus grande ville arabe d’Israël, à Beersheva, dans le désert du Néguev, en passant par Jénine, Jérusalem et Hébron. Certains de ses tronçons, certains de ses carrefours sont dits « de la mort ».
Plaques jaunes et noires pour les Israéliens, blanches et vertes pour les Palestiniens, plaques noires pour les véhicules militaires, tous se toisent, particulièrement autour des arrêts de bus où attendent les colons et les soldats. Le ballet est bien rôdé et pourtant, on sent que la situation peut dégénérer très vite, la tension est perceptible. Les armes sont partout, les contrôles et les soldats aussi. C’est un de ces endroits où les Israéliens se déplacent armés pour rentrer chez eux, dans une des nombreuses colonies qui jalonnent cette route. Ici, il n’est pas rare que des colons investissent des champs d’oliviers, souvent restés de l’autre côté du mur, séparés de leur village par la route.
C’est d’un cas comme celui-là dont Michael Sfard est régulièrement saisi. Avocat israélien des droits de l’homme, il a l’habitude de batailler devant la Cour suprême d’Israël contre tous les délits inhérents au régime d’occupation que sont l’expropriation, l’expulsion, démolitions, détentions administratives… Dans son livre qui retrace cinquante années de bataille judiciaire, il s’interroge sur le sens de son travail, notamment à travers ce dossier particulier qui donne son nom à l’ouvrage. Deux villages palestiniens se retrouvent d’un côté du mur, tandis que leurs terres et leurs plantations se retrouvent de l’autre côté : quinze familles perdent ainsi tous leurs moyens de subsistance quand les autres se voient privés de 50 à 80 % de leurs revenus annuels. Face à l’avocat qui leur démontre que leur cause est plaidable mais pas avant deux, voire trois ans, les chefs de village suggèrent « de percer dans le mur une porte à leur usage qu’ils auraient le droit de franchir pour aller récolter les olives. »
Sachant qu’à cet endroit, le mur n’étant pas construit sur la ligne verte ni à l’intérieur d’Israël, il est considéré comme illégal aux yeux du droit international. Ce qui constitue le dilemme qui donne son nom au livre de Sfard. « Demander à l’armée de percer une porte pour faciliter l’accès des agriculteurs à leurs terres reviendrait à nous mettre exactement dans la position qu’elle souhaiterait voir prendre aux activistes des droits de l’homme : une position de collaborateurs dans la gestion d’une violation des droits de l’homme, en l’occurence, la barrière de séparation. Ce que l’armée ne pouvait ni ne voulait choisir d’elle-même, nous le ferions à sa place », écrit l’avocat.
Comment demander l’ouverture de la porte, voire la suppression du mur, tout en plaidant l’amélioration de la situation des agriculteurs ? C’est un dilemme auquel Sfard va consacrer 600 pages qui démontrent clairement que l’occupation est un problème de droits de l’homme et que pour obtenir une égalité des droits, le tribunal n’est pas le seul lieu de délibération, surtout quand on sait que les tribunaux varient selon les prévenus auxquels il s’adresse. Mais c’est bien le territoire dans sa totalité qui est saturé de cette question : être égaux en droit, c’est aussi un contrat social, une question économique, la possibilité d’un tissu civique, d’initiatives citoyennes. Autant de ramifications humaines que l’occupation a décidé, dès le début, d’entraver.
Article édité par Thomas Vescovi, membre du comité de rédaction